Vivre ensemble est "le seul combat qui vaille" ...
Vos personnages parlent-ils français ? me demanda un des responsables de l’Alliance française de Tunisie.
Évidemment, répondis-je, un peu étonnée par la question, vu que Sobel était un roman écrit en français et que j’étais un auteur francophone.
Et vos personnages, qui sont-ils ?
Des Tunisiens. Oui. Mais des mixtes aussi. Mon univers pose d’emblée la différence comme pilier indispensable. Et mes personnages peuvent aussi - surtout je dirais - être de cultures différentes, de confessions différentes ...
C’est précisément, mon monde, la pluralité, la différence, la singularité, la rareté …
Et aimer ? me questionna le boss de l’AF. Vous êtes purement francophone et vous avez aimé tunisien ? Comment est-ce possible ?
Je ne sais si j’ai bien répondu. Je ne suis pas très sûre. J’aurais dû dire ce qui en avait été. J’ai aimé une intelligence, une différence, un esprit … Dans l’amour des langues, évidemment, et d’abord, du français, du moins quand il s’agissait de littérature, de philosophie, d’intellect … Le français est aussi ma spécialité, mon rayon, disons-le.
La question de l’identité ne m’avait pas du tout intéressée. Nous étions dans le monde de l’échange intelligent, curieux, cultivé, artistique … le seul qui me saisissait et je crois bien que j’aimai un liseur et un intellectuel. L’identité m’importa peu et je n’en fis jamais un cas.
Pourquoi ces questions me sont-elles revenues à l’esprit aujourd’hui ?
C’est très loin, mais je vais essayer de me frayer un chemin dans mes cogitations. Je travaille en ce moment sur le manuscrit d’un parent qui fut un grand acteur de la scène politique internationale et qui publiera sous peu ses mémoires. Un témoignage dense et saisissant sur les relations internationales, le pouvoir impérialiste, les intérêts financiers, les guerres, les mensonges politiques des pays dits démocratiques, l’aide aux pays sinistrés après leurs destructions …
L’honnêteté de l’auteur ne faisant aucun doute, j’assistai, entre autres, presqu’en direct à ce que je regardais aux informations dans les années 90 et des sentiments d’injustice et d’horreur me prirent à la gorge, tour à tour.
Et puis, il y eut avant-hier Rafah et je sentis presque le roussi des cadavres. Effroyable.
Il y a des moments, dans l’histoire des hommes, absolument insupportables. La condition de la femme depuis des temps immémoriaux, le traitement des handicapés par le passé, la traite des Noirs et l’esclavage, l’holocauste et le rejet du Juif, le conflit du Proche-Orient depuis 75 ans et les victimes gratuites des deux dernières nuits ...
Adepte résolue, farouche, presque sans aménité du vivre-ensemble de tous, avec nos différences, nos spécificités, notre liberté … je suis ébranlée par l’horreur, le laisser-faire, exactement comme par le passé, du temps des blocus, de ceux-ci ou de ceux-là … des restrictions pour acheminer l’aide humanitaire, le refus de lever les sanctions …
Entre un manuscrit qui passe en revue les événements les plus marquants des années soixante à nos jours, les conflits et les guerres les plus sanglants à l’échelle planétaire, les injustices perpétrées, le silence complice très souvent des puissances, leurs tractations pour sévir … et les bulletins infos des derniers jours, décrivant la situation des déplacés au sud de Gaza, je me perds, je suis désarçonnée et en franche souffrance. Des enfants calcinés, c’est bien au-dessus de ma capacité à aborder les choses sereinement. Malgré mes efforts. Et les choses laissent leurs sillons et agissent douloureusement.
Pourtant, le vivre-ensemble a été possible. Pourtant, la terre appartient à tous. J’ai tout écrit sur la question dans Sobel. Ma connaissance du monde antique, mes recherches sur le pays de Canaan, ce que je sais sur les événements majeurs du XIXème/XXème, mon enfance et mon adolescence dans le multiconfessionnalisme, mes meilleurs amis d’alors et de toujours, la dimension humaniste existante chez bon nombre de personnes, ici et là, les Justes d’entre nous, la richesse intellectuelle qui découle de la pluralité, de la diversité, de la différence … et qui ne laisse aucun doute sur les aspects positifs nombreux, de se confronter à l’autre dans l’écoute, le calme, le respect et la différence.
Et pourtant au moment où j’écris, on largue des bombes et on tue. Hommes, femmes et enfants dans une insolence et une surenchère atroces. Sept mois de crimes divers de part et d’autre, d’exactions, de destruction et de cruauté … Je pense au jour où des comptes seront exigés. Comme hier. Comme il y a peu, quand nous étions abasourdis par les nombreuses horreurs de l’histoire des hommes. L’éternel recommencement.
Voilà pourquoi la langue la plus pacifique est celle du rationalisme, de l’intelligence, du respect de l’autre, de la richesse de sa différence … Aujourd’hui est un jour de cruauté et de meurtres, dans la barbarie des hommes, la complicité des puissants et leurs atermoiements.
Dans le crime organisé. Le prix en sera fort lourd, pour tous.