Un long fleuve intranquille
Ce jour-là, j’étais en baisse de vie, je descendis à mon atelier avec tablier et les effets adaptés. Évidemment.
Puisque j’étais une organisatrice et une pointilleuse hors pair, sur tout.
Les mains enduites de couleurs, j’eus un questionnement profond : Ai-je eu raison d’opter pour une vie sans enfants ?
Je respectais mes choix d’ordinaire, parce que mûris. Je ne connaissais pas les enfants. Qu’auraient-ils ajouté à mon existence mis à part le bruit et l’agitation ?
Je ne sus répondre.
Mon travail, mes activités artistiques intenses étaient fort essentiels dans ma vie, leur sortie au monde, leur éclosion aux yeux des transis de la peinture, de la sculpture étaient un moment fort, bien qu’absente lors de ces événements assez courus.
J’avais avec la sculpture tout particulièrement un rapport d’enfantement. Mes mains donnaient vie, caressaient, rectifiaient, lissaient et faisaient grandir. Je donnais vie tel Pygmalion. Mais je ne m’attachais pas, je passais à l’œuvre suivante. J’en avais mis des enfants au monde si c’était cela devenir mère. La sculpture était à mes yeux l’œuvre suprême en regard de la forte adhésion des mains et de la volonté.
En 2018, de passage à Paris, un lundi matin, je retrouvai dans la galerie du Pont-neuf un ami venu voir mon travail. C’était une personne aussi solitaire que moi avec, en sus, asociabilité totale et travestissement de sa nature d’homme aimant les hommes.
C‘était que dans son milieu familial, il était impossible d’être homosexuel. Il choisit de vivre à Paris et de garder une allure générale conforme aux critères masculins de son pays : rude et agressif au quart de tour.
Je le connaissais mieux qu’il ne se savait : sensible à souhait pour ce qui est de lui-même, froid des autres, mauvais en lecture de la vie et de ses manifestations, à peu près construit dans son profond désordre pour aspirer à une vie tranquille, en retrait de la vraie vie. Il n’avait jamais travaillé et était rentier de famille.
Il fut secoué de me voir et en même temps assez content.
- Beau travail, j’aime, dit-il, d’une voix confuse.
Il marmonna d’autres phrases indistinctes et prit la sortie.
- Prenons un café Dave, lui dis-je.
- Oui, oui, vite fait, pourquoi pas.
Les remués de la tête ont une conversation très intéressante. Peu de mots, de l’émotivité et des significations lointaines profondes.
- Je vis dans l’indifférence d’un pays que j’aime et qui n’est pas le mien castrateur. On ne me voit pas et cela me va. Je n’ai pas pu me défaire de leurs regards ni de leurs jugements bêtes et gratuits. Pourtant, je les sais si vides avec leurs certitudes héritées. Ils ont greffé en moi la culpabilité et le désaveu. Voilà pourquoi j’avance penaud. Pourtant, il s’agit d’amour. Une énergie inestimable.
- Vivez.
- Le train est parti, loin déjà.
- Prenez-en un autre. Un nouveau. Et faite abstraction de celui qui est derrière.
- C’est que la vie vous émousse aussi l’intérieur et l’élan.
- Offrez-vous un bon petit quart d’heure malgré tout. Ou vivez dans une direction nouvelle, d’écriture, de théâtre ou de radio … Vous en aviez fait, non ?
- Oui, à l’époque où les gens écoutaient.
Une conversation saisissante qui me fit réfléchir un bon moment.
La vie ?
Des moments intenses et puis un long fleuve remué.
L'amitié vraie est aussi essentielle que rare. Nous convînmes de nous voir à chaque Paris pour moi. Et de surcroît, j'y allais en maman artistique comblée. Parce que dans certains pays, vous valez toujours au vu de votre créativité. Le reste est vous et c'est porte fermée et discrétion. Non, perso, on ne me poussera pas au mensonge. C'est chose faite : vivre à ma guise.
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