mercredi 22 février 2023

Frida, XI





Ma vie m’appartient et j’en suis entièrement l’ingénieur. Elle est faite de choix, d’erreurs et d’errements et je défie quiconque qui soutiendrait que tout y est harmonie et bon sens. Et je dis les choses, je ne m’en cache pas. J’avance depuis fort longtemps avec un rationalisme à toute épreuve parce que là-dessus, j’ai fait le deuil de la culture des croyances idéalistes. Et je ne m’en porte que bien mieux, l’esprit clair et le bras prompt à l’édification. J’ai cependant la faiblesse d’un cœur empathique et cela ne m’a pas toujours rendu service. Dois-je désespérer de l’humain pour autant ? Pas tant que cela, mais j’ai décidé à la cinquantaine de devenir très sélective. 

 

Mon travail est central dans mon existence et depuis la fracture, je garde à l’esprit que l’énergie est bien trop précieuse pour être gaspillée : j’ai doublé mon écoute, je laisse venir l’implication de l’autre et j’étire le temps. La vingtaine est un palier, la cinquantaine un autre, bien au-dessus et il me fallait réduire la vitesse réflexive et rapidement stratégique de mon esprit. 

 

Quand je fis la connaissance d’Emma, je l’ai trouvée assez intéressante dans le propos, riche dans son domaine de spécialité, très correcte en tant que personne. Elle est issue d’un milieu instruit, savant même quelquefois, qui sollicitait votre intérêt. Nous nouâmes une légère amitié au gré de nos temps libres, assez épisodiques et cela me convenait. 

 

Un jour, elle vint chez moi dans un état d’agitation extrême, d’émotion limite.

 

" Je n’en peux plus, je n’ai jamais autant souhaité partir, en finir avec tout. C’est dur, dur ... 

Et puis les journées sont mornes, sans goût, fades. La nuit a été terrible, je voulais arracher la couronne. Je voulais un médecin à tout prix au beau milieu de la nuit. Je hurlais à l’intérieur de moi-même … La déchéance physique, c’est insupportable ... »

 

Elle sanglotait la vie, l’âge, les soucis, les autres … 

 

-      As-tu des problèmes d’argent ? lui ai-je demandé. Des problèmes de santé incurables ? Es-tu dehors sous le froid coupant ? Es-tu seule au monde ? As-tu la charge d’un malade lourd ? 

-       Non, non, rien de tout cela !

-    Alors ressaisis-toi, va chez le coiffeur, fais-toi une manucure et offre-toi une glace à la framboise."

 

Parce que le contexte était amical, je m’en tins à ces suggestions. Autrement, j’aurais ajouté que quand on aime le Beau, on se l’offre. Quand on aime le monde, on l’explore. Quand on aime rire, on rit malgré tout. Que les autres ont le droit de vivre leur temps sans nos névroses. Et quand on ne manque de rien, ce serait bien de se pincer quelquefois. Au final, elle prit rendez-vous avec un bon psychothérapeute de mes amis.

 

La conscience rationnelle nous protège de tout et de l’alimenter en permanence est un excellent geste de vie. Vivre sans une conscience aigüe des choses peut dérouter. Et se perdre dans les dédales trompeurs d'un tronçon déjà fort court est un double mensonge. L'intelligence n'autorise pas cela. C'est ce que je pense. 







dimanche 19 février 2023

FIL, Cité de la Culture

Séance de dédicace des Yeux du Trépassé ou Le M.

MedV, Tunis.

Nirvanaedition.com 








mercredi 15 février 2023

Frida, X

 

 


 

Je n’ai jamais cessé de regarder le monde, même au fort de la déroute. Il y a le monde et mon regard analytique. En toutes circonstances. Et même quand l’analyse ne suivait pas illico, mes impressions s’imprimaient dans mon esprit et s’exprimaient après. 

 

Et le silence hypocrite m’est insupportable. Tous les silences, celui lié aux tabous, le silence honteux, le silence nécessaire pour sauver la face, le silence irresponsable …

Le silence est une pathologie, clairement et sans expression libre, rien ne se répare. Ce fut précisément, la panne de la parole qui fixa mes choix professionnels. 

 

Le silence est une culture par ici, il est cultivé à grande eau. Taisons le mal, taisons le manque, taisons la honte, refoulons les choses, au fin fond de soi, jusqu’à l’implosion. La plus sûre manière de mourir vite fait, bien fait est le silence. Gardez-le et vous voilà expédié de vie à trépas.

 

-       Je ne pense pas qu’il faille dire, me dit-il.

-       Pourtant vous êtes là.

-       Oui, j’en ai éprouvé le besoin.

-       Prenez la peine d’actionner le robinet. 

-       C’est aride de l’intérieur.

-    L’intérieur, c’est ce que vous décidez. Les couches sont certainement très épaisses, mais le simple fait de déranger ne serait-ce que la première est déjà un geste hautement volontaire.

-       Les bras m’en tombent.

-      C’est un cheminement qui a besoin d’une onde de choc pour s’amorcer ou d’une intense volonté.

-      Je ne l’ai pas.

-       Alors, je ne vois pas l’intérêt d’être là.

 

 

Faute professionnelle que de congédier une personne en peine qui ne peut laisser couler les choses. D’être venu vers vous est un geste de désir de réparation. Je n’avais pas su faire abstraction de ce que je ne supportais pas : le mutisme. Pour moi, les choses ne pouvaient se régler que via la parole et j’avais réagi en personne et non en professionnelle. Je me repris rapidement.

 

 

-      Sachez que votre présence ici est un pas vers le désencombrement, un pas certain. Et je ne voulais pas vous voir payer sans la mise de la première pierre, celle de l’édifice en phase d’élaboration.

 

Je lui souris. 

 

 

-       Mon enfance fut lamentable et la culpabilité ne me quitte toujours pas, dit-il. 





 

 

mercredi 8 février 2023

Frida, IX

 Je suis un myso dur aujourd'hui, dit-il.






Je sais, depuis déjà pas mal d’années, que la Frida droite et irréprochable d’apparence, cassée, en 2007, par un dangereux burnout intérieurement, est devenue une force constante et ce grâce à une vigilance calme et régulière tant physiquement que psychologiquement. 

Entre mon atelier rédempteur, mon travail en extérieur, mes lectures et mes sculptures, j’avais fixé un way of life conscient, prudent, averti et prompt à la réactivité. C’est que je suis une hyperactive et que je ne gardai le lit que la semaine où les bras m’en tombèrent. 

 

Mon travail en extérieur consistait à écouter. Et d’écouter m’épuisait. Surtout quand je perdais de vue la distance déontologique - à vrai dire, peu humaine et peu naturelle - et que l’empathie prenait possession de ma personne. La gymnastique entre une froide écoute et une écoute pleine était du contorsionnisme pour moi. J’allais et venais en moi-même et cela agissait dispendieusement sur ma capacité à persévérer. 


Je me savais riche et forte énergiquement et dans la fougue de la jeunesse entre vingt et plus de quarante ans, je me donnai sans compter. J’écoutais, saisissais, interférais, arrêtais une stratégie, veillais à l’implication de l’autre, la contrôlais et pratiquais le grand rangement. Jusqu’à mon grand désordre personnel.

 

Et je me souviens entre autres de ce quadragénaire assez confus et de son grand tumulte. Peut-être que de voir les autres chanceler, tomber et ne pas savoir se tenir droit me remit sur pied, la conscience à l'affût. 










 

« Que faisais-je là-bas en compagnie de cette femme que je ne connaissais pas en réalité ? Ou plutôt très peu et seulement par estime ? Je m’enfermai dans la salle de bain, j’étais mal. Et si elle mourrait ? Je n’avais rien à lui donner et elle attendait beaucoup de moi. Je fus lamentable. Et je fus, malgré moi, là-bas. J’attendais de l’intelligence amicale. Elle voulait de l’amour.

 

Elle toqua à la porte ce qui me choqua. J’étais dans mon intimité, en débâcle.

 

Encore aujourd’hui, je ne sais ce qui m’y poussa. L’espoir peut-être. 

 

Elle me dit que j’étais beau et j’étais à des lieues de ce souci. Je n’aimais pas l’enfermement, la promiscuité ni ses démarches pour m’attirer vers elle. Elle trancha net mes ardeurs quand elle me dit : je t’ai pour moi.

 

Je voulais fuir. On ne commande pas les ardeurs et j’étais un puriste. Je mis sur elle les circonvolutions et les techniques de rapprochement. Et je vous jure que c’était elle. Elle était malintentionnée dès le départ. Et j'avais la faiblesse de la politesse.

 

Peut-être est-ce trop dire ? Après tout, j’étais un homme. Oublié certes et oublieux, mais un homme. En réalité, ses technicités de péripatéticienne me choquèrent et je plaçai au fond de mon être mon savoir-faire masculin. 


Quel bonheur de n’avoir pas à mesurer ses performances à faire les choses et à les mener à bien ! Non, je ne suis pas un faiseur mécanique et si j’ai pu l’être et bien, j’en ai honte et je voudrais tellement le lui dire en face. Une indignité. 

 

Ma précarité de solitaire m’eut le jour où j’ai hoché la tête en guise d’acquiescement. Malgré tout, elle devrait avoir honte, plus que moi, parce qu’elle avait tout mené à dessein. 

 

Ah, les femmes ! Je suis un mysogyne dur aujourd’hui.


Qu’en pensez-vous ? »








lundi 6 février 2023

Frida, VIII



"  Je m'oubliais tous les jours un peu plus ... Jusqu'à l'amnésie du moi enchanteur. C'est triste, n'est-ce pas Frida ? "

Fort triste, dis-je."




                                                  Four Seasons, La Baie de Gammarth


-    J’allais en mer en mascara waterproof et c’était en 1958. L’élégance m’était obsessionnelle et chaque instant de ma vie portait le souci de ma personne. Du petit bracelet à breloques que je portais dès après la toilette du matin, au bleu de la muqueuse de l’œil, au rose discret des lèvres, au petit foulard insolemment noué sur le côté. 

-       Et aujourd’hui ? 

-       Le temps a joué.

-       Quel temps ? Le mauvais alors. Vous êtes belle, toujours.

-      Le temps était vite devenu oppressant et je ne sus pas tout mener de front. 

-       Dites-m’en plus, je ne saisis pas tout.

-   J’avais un rythme, entre mon travail, ma personne et des plaisirs de naïve d’alors, entre musique, chat, cousins-cousines ... J’avais du rire au quotidien, du grand rire et c’était vital. Je ne pouvais vivre sans rire. Et puis, je me trouvai, tout d’un coup, projetée dans un environnement autre, sans travail, dans un rythme autre et une implication qui dépassait mon énergie. Je perdis mon être propre au passage parce que je ne sus pas circonscrire l’espace de gestion qui me convenait. Je devins la proie du vent et il soufflait de toutes parts. 

 

 

Ainsi, me dit-elle, le glissement de sa personne de l’extra-ordinaire vers l’ordinaire et l’oubli de soi. Je ne pouvais comprendre, je n’étais pas humaine et la vie pour moi ne pouvait se faire sans élan, sans goût, sans minutie et sans Beau. 

 

-       C’était ma descente vers le banal. 

 

Une belle femme, une sensible et une fine, mais l’égoïsme le plus élémentaire, la détermination lui manquèrent. Elle ne sut pas se protéger de l’exploitation des autres, les êtres les plus proches. 

 

Je crois, aujourd’hui, avec bien du recul, que je tirai une leçon de son manque d’épanouissement. Non que je fusse moi-même dans la plénitude la plus rêvée, mais parce que son histoire d’abandon progressif me marqua au point où jamais je ne lâchai mon être ni physique ni mental.

 

Lève-toi, marche, cours, exerce-toi, nourris-toi, travaille, descends à l’atelier, enduis tes mains de couleurs, laisse des marques, déblaye, exprime-toi, communique, souris, va vers la mer, tournoie, danse, laisse-toi aller en toi-même, sois vigilante, répare, n’hésite pas, ne lâche pas le morceau … 










samedi 4 février 2023

Frida, VII

Un long fleuve intranquille






Ce jour-là, j’étais en baisse de vie, je descendis à mon atelier avec tablier et les effets adaptés. Évidemment. 

Puisque j’étais une organisatrice et une pointilleuse hors pair, sur tout.

Les mains enduites de couleurs, j’eus un questionnement profond : Ai-je eu raison d’opter pour une vie sans enfants ?

 

Je respectais mes choix d’ordinaire, parce que mûris. Je ne connaissais pas les enfants. Qu’auraient-ils ajouté à mon existence mis à part le bruit et l’agitation ?

 

Je ne sus répondre. 

 

Mon travail, mes activités artistiques intenses étaient fort essentiels dans ma vie, leur sortie au monde, leur éclosion aux yeux des transis de la peinture, de la sculpture étaient un moment fort, bien qu’absente lors de ces événements assez courus.

 

J’avais avec la sculpture tout particulièrement un rapport d’enfantement. Mes mains donnaient vie, caressaient, rectifiaient, lissaient et faisaient grandir. Je donnais vie tel Pygmalion. Mais je ne m’attachais pas, je passais à l’œuvre suivante. J’en avais mis des enfants au monde si c’était cela devenir mère. La sculpture était à mes yeux l’œuvre suprême en regard de la forte adhésion des mains et de la volonté.

 

En 2018, de passage à Paris, un lundi matin, je retrouvai dans la galerie du Pont-neuf un ami venu voir mon travail. C’était une personne aussi solitaire que moi avec, en sus, asociabilité totale et travestissement de sa nature d’homme aimant les hommes. 


C‘était que dans son milieu familial, il était impossible d’être homosexuel. Il choisit de vivre à Paris et de garder une allure générale conforme aux critères masculins de son pays : rude et agressif au quart de tour. 


Je le connaissais mieux qu’il ne se savait : sensible à souhait pour ce qui est de lui-même, froid des autres, mauvais en lecture de la vie et de ses manifestations, à peu près construit dans son profond désordre pour aspirer à une vie tranquille, en retrait de la vraie vie. Il n’avait jamais travaillé et était rentier de famille. 


Il fut secoué de me voir et en même temps assez content.

 

-       Beau travail, j’aime, dit-il, d’une voix confuse.

 

Il marmonna d’autres phrases indistinctes et prit la sortie.

 

-       Prenons un café Dave, lui dis-je.

-       Oui, oui, vite fait, pourquoi pas.

 

 

Les remués de la tête ont une conversation très intéressante. Peu de mots, de l’émotivité et des significations lointaines profondes.

 

-     Je vis dans l’indifférence d’un pays que j’aime et qui n’est pas le mien castrateur. On ne me voit pas et cela me va. Je n’ai pas pu me défaire de leurs regards ni de leurs jugements bêtes et gratuits. Pourtant, je les sais si vides avec leurs certitudes héritées. Ils ont greffé en moi la culpabilité et le désaveu. Voilà pourquoi j’avance penaud. Pourtant, il s’agit d’amour. Une énergie inestimable.

-       Vivez.

-       Le train est parti, loin déjà.

-    Prenez-en un autre. Un nouveau. Et faite abstraction de celui qui est derrière.

-       C’est que la vie vous émousse aussi l’intérieur et l’élan.

-     Offrez-vous un bon petit quart d’heure malgré tout. Ou vivez dans une direction nouvelle, d’écriture, de théâtre ou de radio … Vous en aviez fait, non ?

-       Oui, à l’époque où les gens écoutaient.

 

 

Une conversation saisissante qui me fit réfléchir un bon moment. 


La vie ? 


Des moments intenses et puis un long fleuve remué.



L'amitié vraie est aussi essentielle que rare. Nous convînmes de nous voir à chaque Paris pour moi. Et de surcroît, j'y allais en maman artistique comblée. Parce que dans certains pays, vous valez toujours au vu de votre créativité. Le reste est vous et c'est porte fermée et discrétion. Non, perso, on ne me poussera pas au mensonge. C'est chose faite : vivre à ma guise.