Ma vie m’appartient et j’en suis entièrement l’ingénieur. Elle est faite de choix, d’erreurs et d’errements et je défie quiconque qui soutiendrait que tout y est harmonie et bon sens. Et je dis les choses, je ne m’en cache pas. J’avance depuis fort longtemps avec un rationalisme à toute épreuve parce que là-dessus, j’ai fait le deuil de la culture des croyances idéalistes. Et je ne m’en porte que bien mieux, l’esprit clair et le bras prompt à l’édification. J’ai cependant la faiblesse d’un cœur empathique et cela ne m’a pas toujours rendu service. Dois-je désespérer de l’humain pour autant ? Pas tant que cela, mais j’ai décidé à la cinquantaine de devenir très sélective.
Mon travail est central dans mon existence et depuis la fracture, je garde à l’esprit que l’énergie est bien trop précieuse pour être gaspillée : j’ai doublé mon écoute, je laisse venir l’implication de l’autre et j’étire le temps. La vingtaine est un palier, la cinquantaine un autre, bien au-dessus et il me fallait réduire la vitesse réflexive et rapidement stratégique de mon esprit.
Quand je fis la connaissance d’Emma, je l’ai trouvée assez intéressante dans le propos, riche dans son domaine de spécialité, très correcte en tant que personne. Elle est issue d’un milieu instruit, savant même quelquefois, qui sollicitait votre intérêt. Nous nouâmes une légère amitié au gré de nos temps libres, assez épisodiques et cela me convenait.
Un jour, elle vint chez moi dans un état d’agitation extrême, d’émotion limite.
" Je n’en peux plus, je n’ai jamais autant souhaité partir, en finir avec tout. C’est dur, dur ...
Et puis les journées sont mornes, sans goût, fades. La nuit a été terrible, je voulais arracher la couronne. Je voulais un médecin à tout prix au beau milieu de la nuit. Je hurlais à l’intérieur de moi-même … La déchéance physique, c’est insupportable ... »
Elle sanglotait la vie, l’âge, les soucis, les autres …
- As-tu des problèmes d’argent ? lui ai-je demandé. Des problèmes de santé incurables ? Es-tu dehors sous le froid coupant ? Es-tu seule au monde ? As-tu la charge d’un malade lourd ?
- Non, non, rien de tout cela !
- Alors ressaisis-toi, va chez le coiffeur, fais-toi une manucure et offre-toi une glace à la framboise."
Parce que le contexte était amical, je m’en tins à ces suggestions. Autrement, j’aurais ajouté que quand on aime le Beau, on se l’offre. Quand on aime le monde, on l’explore. Quand on aime rire, on rit malgré tout. Que les autres ont le droit de vivre leur temps sans nos névroses. Et quand on ne manque de rien, ce serait bien de se pincer quelquefois. Au final, elle prit rendez-vous avec un bon psychothérapeute de mes amis.
La conscience rationnelle nous protège de tout et de l’alimenter en permanence est un excellent geste de vie. Vivre sans une conscience aigüe des choses peut dérouter. Et se perdre dans les dédales trompeurs d'un tronçon déjà fort court est un double mensonge. L'intelligence n'autorise pas cela. C'est ce que je pense.