Vincenzo Passalacqua
Un pionnier dans l'industrie tunisienne de la conserve
Vincenzo Passalacqua, né le 1er décembre 1892, était le deuxième fils de Mario Passalacqua, ébéniste, et de Rosa Pellegrino, couturière, qui se sont installés en 1900 avec leurs cinq enfants d'abord rue El Karamed, puis rue des Maltais.
Après avoir obtenu son diplôme en comptabilité au Lycée Umberto 1° de l'Avenue Bab Jedid et terminé son apprentissage auprès des Ets Nunez, il gagna rapidement l'estime et l'affection des propriétaires, les frères Vittorio et Alberto Nunez, dont il devint le principal collaborateur. La solidité du lien fut exceptionnelle et dura plus d'un demi-siècle, jusqu'à la disparition de ses anciens employeurs. La grande amitié qui les unissait s'étendait à celle qui s'était créée entre ses fils Daniel et Renzo et les fils d'Alberto et Elena Cardoso, Liliana, Giacomo et Adriano, qui dure encore aujourd'hui (*). Il n'en a pas été de même avec les filles de Vittorio en raison d'une trop grande différence d'âge.
La Grande Guerre mit fin à cette collaboration, puisque Vincenzo Passalacqua décida à son retour en Tunisie de créer une entreprise de représentation, d'importation et de distribution de produits alimentaires en association avec son ami Félix Lumbroso, dont il se sépara en 1925. Il devint rapidement le principal importateur de conserves de poisson, notamment de sardines à l'huile, produites en Espagne, au Portugal, mais aussi au Maroc et en Algérie.
A l'approche de la menace d'une nouvelle guerre en Europe, il eut l'intuition de la disparition inévitable des sources d'approvisionnement traditionnelles et décida de créer sa propre conserverie pour la transformation du poisson bleu. Profitant de ses relations de qualité exceptionnelle avec deux industriels français, ses fournisseurs, implantés en Algérie et au Maroc, il n'hésita pas à 46ans à porter une salopettes et des sabots et à passer de longs mois dans leurs usines pour apprendre le métier.
A son retour en Tunisie, et après une étude approfondie, il dut choisir entre les villes de Sousse et Mahdia. Les deux ports abritaient une importante flottille de bateaux pour la pêche à la ‘’lampara’’, Mahdia représentait un tonnage de poissons débarqué plus important que Sousse mais ne disposait pas d'une infrastructure industrielle solide et de nombreux ateliers pour les réparations électromécaniques, ainsi qu'une liaison ferroviaire efficace avec Tunis ou Sfax. Sousse fut donc choisie.
Avec la création en 1939 de sa société, la Société Anonyme des Conserveries Tunisiennes Sacot, et de son usine, est née une branche importante de l'industrie de la conserve, qui n'existait pas encore en Tunisie auparavant.
En effet, jusqu'en 1940, il n'y avait qu'une seule grande usine de transformation de thon à Sidi Daoud en Tunisie, sur le même site de l'importante pêcherie du Cap Bon, propriété de la société Parodi de Gênes, qui a été expropriée en 1943. À Gabès, il y avait deux petites usines artisanales appartenant à une famille maltaise de Tunis, les Camilleri, et à un Italien de la région, dont je ne me souviens pas du nom. A Tunis, il y avait quelques usines, à peine plus que de l'artisanat, qui produisaient principalement des confitures et des conserves de tomates, presque tous gérées par des Italiens : Daniele Enriquez associé aux frères Guglielmo et Giorgio Veroli (Société SADCA), les frères Vittorio et Alberto Nunez (Ets. Nunez), Giovanni Ficano (Ets. Ficano), puis l'établissement des Halfon Brothers (sujets britanniques, de culture profondément italienne). et le laboratoire rudimentaire de Félix Pirat (auquel appartenait l'épicerie la plus importante et la plus renommée, rue du Portugal, aujourd'hui avenue Farhat Hached --**--).
Avec ténacité et un effort considérable de conversion, Vincent Passalacqua est donc passé du commerce et de la représentation à l'industrie de la conserve, devenant rapidement un expert, apprenant et perfectionnant les techniques, offrant au marché des conserves toujours de qualité impeccable, au départ seulement des produits de la mer, puis proposant des conserves de légumes (petits pois et artichauts) et fruits (fruits au sirop et confitures). En peu de temps, ses produits devinrent les plus appréciés et les plus demandés sur le marché, et ils le restèrent jusqu'en 1977, date à laquelle il y eut le transfert de propriété rendu inévitable par son décès, fin juillet 1976.
L'usine a immédiatement constitué une source de travail nouvelle et non négligeable, quoique saisonnière, pour les ouvrières. En effet, pendant la campagne de pêche, soit de 5 à 6 mois, et pendant 23 à 24 jours par mois (la pêche était interrompue les nuits de pleine lune), plus de 300 femmes y travaillaient, principalement siciliennes de Capaci Piccolo (quartier de Sousse ainsi nommé pour l'origine de ses habitants, tous provenant de Capaci, près de Palerme), mères, épouses, filles ou sœurs de pêcheurs, tunisiennes juives, ainsi que quelques bédouines ‘’Souassi’’ (les citadines n’avaient alors pas encore pris le chemin des usines). Elles y trouvaient ainsi un emploi qui contribuait grandement à améliorer la situation familiale.
Après l'exode qui a commencé en 1955 et s'est accéléré jusqu'en 1959, ces ouvrières siciliennes ont été progressivement puis massivement remplacées par des femmes appartenant à des tribus nomades Zlass, dont les familles ont été irrésistiblement attirées par la ville, mettant ainsi fin à leur vie d’errance.
Quant au personnel masculin, 20 à 25 personnes, en grande majorité des Tunisiens, y ont trouvé un emploi permanent pour la plupart. Parmi eux, il sut choisir et encourager les plus méritants, s'engageant à former soigneusement les techniciens tunisiens dès le début des années 1950. Son action la plus significative a eu lieu lorsqu'il a envoyé l'un d'entre eux, un assistant mécanicien, pour un stage en France chez l'un des plus importants fabricants européens de sertisseuses et de boîtes de conserve, la société J.J.Carnaud et Forges de Basse Indre. Il est revenu avec la qualification de mécanicien spécialisé et a rapidement assumé cette fonction dans l'usine, à Sousse.
L'exemple de Vincent Passalacqua était contagieux. En 1941, une deuxième usine s'ouvrit à Sousse, créée par Nessim Darmouni, très riche propriétaire de quelques grands moulins ; en 1942, une entreprise française fit de même à Mahdia, tandis qu'à Sousse, s’ouvrit une troisième conserverie créée par M. Martin, un réfugié d’origine autrichienne. Qu'il suffise de dire qu'en 1950, pas moins de quatorze conserveries avaient vu le jour entre Sousse et Mahdia, toutes dédiées au poisson bleu. La concurrence était alors devenue de plus en plus difficile pour l'approvisionnement en matière première, parfois rare, le développement de la pêche n'ayant pas suivi la même courbe que celui de l'industrie de transformation.
Alors qu'il avait déjà commencé en 1940 à produire d'excellents petits pois en conserve, Vincent Passalacqua fut poussé par les difficultés croissantes qui se posaient pour obtenir les quantités nécessaires de poisson, à créer de nouvelles lignes de production. Pour les confitures, il dut faire face à des marques célèbres, dont la "Siroco" appartenant à une société française basée à Sidi Thabet (c'est-à-dire à la périphérie de Tunis, sur la route de Bizerte), mais assez rapidement ses produits ont excellé et ont été appréciés par une clientèle exigeante, partout en Tunisie. Ses fruits au sirop n'avaient pas d'équivalent sur le marché, les abricots au sirop sont devenus particulièrement populaires et avaient un débouché très important à l'exportation.
Pour répondre à la demande et augmenter significativement la capacité de production, il décida en 1956 d'acheter une chaîne de dénoyautage semi-automatique des abricots, coûteuse mais très utile.
Sa nouvelle profession était devenue une passion dévorante, et il y consacra la plupart de ses journées, renonçant à ce qui avait monopolisé ses moments de loisir jusque-là, les échecs et le bridge, dans lesquels il excellait. Compris et soutenu par son épouse, soutenu également par ses deux fils qui partageaient avec lui la gestion financière, administrative et technique, il s'était installé pendant de longs mois chaque année au cœur de l'usine, logeant au premier étage du bâtiment administratif, dominant la cour, dirigeant tout d’une main ferme, mais aussi avec beaucoup d'humanité.
Son professionnalisme et sa compétence ont rapidement fait de lui un interlocuteur privilégié auprès de nombreuses autorités tunisiennes et étrangères et il a été souvent consulté par l'OCE et la FAO pour aider à résoudre des problèmes techniques et pour le conditionnement de produits de la pêche adaptés à l'alimentation des populations en situation difficile.
Dans son bureau, il élaborait des stratégies, dans son laboratoire il imaginait d'abord de nouvelles techniques et de nouveaux produits, puis il en assurait à l'usine le développement industriel, créant entre autres trois spécialités de produits de la pêche qui suscitèrent la surprise chez de nombreux professionnels et furent accueillies avec beaucoup de faveur par le consommateur. Pour les sardines au chili Picador (la boîte métallique étant emballée dans une élégante boîte en carton illustrée par l'image d'un Picador) ainsi que pour les calmars noirs et les calmars au chili, il fut chaleureusement apprécié par ses amis industriels de Galice, assorti d'une touche d'envie pour ne pas avoir eu une telle idée pour eux au préalable.
Ne prenant pas soin des douleurs liées à son âge, il resta sur la passerelle de commandement jusqu'au dernier moment, lorsqu'un accident vasculaire cérébral le frappa vers 12 heures, le dimanche 25 juillet 1976. Il avait 84 ans. Une demi-heure plus tôt, il avait conclu un contrat définitif pour l'achat d'un lot de coings, qui devait être livré en octobre, discutant des conditions avec la lucidité lumineuse habituelle, comme en témoigna le lendemain son interlocuteur de la veille, stupéfié par la nouvelle dramatique.
En hommage aux volontés exprimées à plusieurs reprises par le défunt, le travail ne
s' arrêta que le jour des funérailles. Quand je suis descendu à l'usine le lendemain de sa mort, j'ai trouvé le personnel avec les yeux rougis ou même en larmes.
En me voyant arriver, Ghzella, qui était entrée dans l'usine à l'âge de seize ans et qui était depuis devenue mère de famille, s'est précipitée vers moi, m'a jeté les bras au cou en éclatant en sanglots, la tête sur mon épaule, répétant de manière convulsive : "Baba met... baba met... mon père est mort..."
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire