Saloua 2
Ma génitrice était maîtresse d’application et c’était beaucoup. Les enseignantes des années 40 étaient rares et celles qui s’attelaient au Savoir était d’une rigueur monacale. Je pense qu’elle me sculpta par endroits mais le gros de mon architecture me vint de mon père. J’étais forte, déterminée, stricte, combative et j’aspirais à la totale parité homme-femme.
Le leader Bourguiba, qui dut changer de peau pour propulser la femme, y fut pour beaucoup. Le génie des faiseurs est de savoir se défaire des jougs moraux et sociaux.
Mon pays était petit, pauvre, sans perspectives. Le citoyen lambda vivait sous un petit beylicat qui prenait l’eau de partout et qui se sclérosait à vue d’œil. Le gros de la politique était parades, cuivres, pantins, privilèges après le Grand Moncef Bey.
Lamine Bey était doux, fin, chétif de santé. Il n’avait jamais voulu du pouvoir et il eut besoin de protecteurs pour maîtriser les rébellions. L’époque était lente, sans renouvellements et sans projets et le peuple mourait de faim et de misère. Le colon lui sculptait sa personne, la grandeur de la France, ses missions éducatives et spirituelles. Pas tant que cela.
Je suis descendante d’enseignants. Mon grand-père fut le premier tunisien à enseigner au lycée de garçons de S., ma mère y fit ses classes sous la houlette de son père qui tint à ce qu’elle fasse des études, devint maîtresse par intérim, passa divers examens et devint maîtresse d’application. Nous sommes en 45/50 approximativement et les femmes tunisiennes enseignantes étaient extrêmement rares. Le courage, la détermination, la rigueur, la liberté de ma mère me marquèrent-ils ? Cela ne fait pas de doute. J’y ajoutai la colère, l’implacabilité et le refus de l’autorité, d’où qu’elle vienne et cela est de moi.
J’étais belle, très belle. Grande, très blanche, les cheveux jais. Et si timide au fond de moi-même. Je ne fis rien de cette beauté physique, je ne l’utilisai point en femme. Tout à mon sérieux, à mes convictions socio-politiques. Peut-être aurais-je dû ?
Étudiante, je pris part à de nombreux combats. Je pris position, j’écrivis, je fus arrêtée, malmenée par la DST, ensuite relaxée et je finis par mener ma vie d’enseignante dans une réserve complète. Le pouvoir d’alors ne rigolait pas, la police politique encore moins et j’étais fille de famille.
Beaucoup de mon silence d’adulte trouva son origine dans cette arrestation. Elle fut traumatisante, mais non seulement elle aiguisa davantage et virulemment mes revendications, mais encore elle me fit faire du combat - certes moins exposé – une gestuelle de vie. Je m’exprimai, écrivis et je m’épanouis véritablement sur les réseaux d'échanges en 2011, quand tout le monde fut débâillonné. Tous prirent la parole, tambour battant, pêle-mêle, à cor et cri, à hue et à dia ... Je m’inscrivis - et m'inscrivais déjà - tout naturellement dans l’équivalent du mouvement de De Beauvoir, Sartre, Breton, Camus, Aragon … autant dire que mon public était restreint, dépassé, d’un autre siècle. C’est mwé le rwé*.
L’heure était, est, à l’image, aux influenceuses, aux bouches siliconées …
Le Manifeste du surréalisme attendra. Pourtant, je ne lâchai pas le morceau, moi Saloua et toutes les autres Saloua, libres, dignes, soucieuses de laisser une trace, d’agir en vue d’agiter le progressisme comme seule alternative à la libération des esprits. La libération des esprits et principalement celui des femmes : enfermées, utilisées, assujetties, humiliées, rabaissées, violées, réservées aux soucis domestiques, presque décérébrées à force d’interdits et d’arguments dits sacrés. Non, ce n’est pas pour moi. Pour aucune des vraies Saloua, farouches et entières, promptes et incisives, déterminées et agissantes.
*Allusion à un des rois de France exilé en Angleterre. A son retour d’exil, l’ancien français laissa place au français. Il allait dans les rues de France en criant : C’est mwé le rwé !
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