vendredi 20 septembre 2024

Moi, Fin

 















Nous prîmes l’habitude de dîner ensemble une fois par semaine, ce qui faisait deux rendez-vous hebdomadaires. La promenade iodée du samedi matin était un pur bonheur marin. Nous assistions à tous les états de la Bleue selon la saison, la force ou la tiédeur du soleil, le vent, son souffle ou ses bourrasques … 


Je me souviens encore d’un samedi glacial, fort pluvieux où en anoraks et en bottes de jardinage, nous marchions en bord de mer, le visage glacé par le froid. Elle avait des gouttes de pluie qui perlaient aux cils et elle souriait à la Méditerranée, elle me souriait et disait adorer le grand froid. 


Nous étions heureux comme des mômes sans que nous eussions posé un nom sur notre relation de quelque nature qu’il soit. J’appris à aimer la vie, simplement, à aimer la mer, le soleil, le froid et même le vent. J’introduisis dans ma psyché le bonheur libre, sans addiction, sans passage obligé par les moyens classiques. Quand je le lui appris, elle me regarda avec douceur et me dit :



 

-  Les exigences du corps sont puissantes. Et assez difficilement assouvies entre dix-huit et cinquante. C’est laborieux et, en soi, c’est une force de vie absolument époustouflante. Et puis, il y a ce déclic de la mi-vie, il y a comme une sorte de dignité. « Je ne suis pas que cela, que des zones érogènes. » Je suis regards multiples, regard profond, scrutateur, analytique, affectueux, aimant, généreux … C’est une intelligence des sens et des émotions, une conscience de la vie et du temps qui passe, du décompte. Ne miser que sur les pulsions durant ce dernier quart d’heure est une gageure perdue d’avance. Des déconvenues à la clé, du mal être … La vie est bien plus que cela. Bien plus étendue et c’est juste magnifique à chaque nouvelle signification.


 

 

Je buvais chaque mot comme un assoiffé au beau milieu du désert. Jusqu’à notre rencontre, et trivialement, je ramenais ma personne aux orifices, pour dire les choses prosaïquement. Et d’ailleurs, depuis quelques années, je n’avais pour objectif principal que de retrouver les performances de mes vingt ans. Je vécus assez mal l’arrivée de la cinquantaine et la baisse de ma libido et je m’acharnais de toutes mes forces pour me sentir dans la peau du bel étalon que j’étais – pour peu que je l’eusse été aux yeux de mes partenaires.



 

Ainsi donc les femmes changeaient de terrain de jeu ou peut-être cette femme si particulière. Était-ce relatif à l’âge ? A son vécu personnel dont je ne connaissais que les grandes lignes ? A ses passions qui la faisaient virevolter selon son propre mot. C’était une pianiste-concertiste sûre et quand elle était emportée par la musique, il lui arrivait de se considérer minuscule en comparaison des notes, de leurs combinaisons multiples dont elle se disait l’exécutrice et non l’interprète. Elle avait un monde personnel à la fois intense et très fermé et d’y retourner après chaque désertion, elle disait retrouver comme une sorte de bassin amniotique. Je suis architecte, donc également dans la créativité, mais dans mon métier tout passait par des calculs et des croquis, des courbes et des poids, des mélanges et des mesures précises. Je ne saisissais donc pas tout. J’inscrivais l’ensemble dans la case Art, pourtant je savais qu’il y avait d’autres choses. Mais elles me résistaient et demeuraient sans nom. 



 

Je la désirai très vite, puissamment et en silence. Je voulais toucher de mes pieds nus l’eau de la Méditerranée. J’adorais compter les mouettes des piquets, observer leur vie et leurs danses. Nos diners multiples, divers, variés étaient des moments absolument rares de mots, de sourires, de silences, de connivence … Mais je la désirais fort et je me sentais traversé par un désir de vie de l’ordre et de la qualité de l’irradiance. 


 

Un soir de mai que nous dînions en terrasse devant la Bleue, je lui demandai à brûle-pourpoint si elle voulait m’épouser. 



 

-       Non, dit-elle, sans l’ombre d’une hésitation. 

 

-       Pourquoi ? Nous nous entendons tellement bien.

 

-   C’est justement pour cette raison. Nous sommes dans une relation humaine, amicale, artistique, naturelle autrement plus intéressante que la voie classique que vous proposez. A côté du fait que le domestique et le quotidien m’horripilent. 

 

-       Je vous veux à moi.

 

-     Et je me veux aussi à moi-même, dit-elle, en riant. Nous sommes à l’âge où n’appartenons qu’à nous-mêmes et vous le savez. Le mariage n’a jamais été une entreprise fructueuse sauf pour mettre au monde un ou deux enfants. Étape par laquelle nous sommes passés. Nous sommes à l’heure du crépuscule. Il est doux, fort beau, inspirant et gratifiant. Ne le gâchons pas. Marchons ensemble de temps en temps dans l’estime, l’amitié et l’esprit de découverte.

 

 

 

Elle vantait les mérites de l’amitié, des pas accordés en bord de mer. J’en convenais en mon fort intérieur, mais j’avais en homme besoin d’amour, de corps à corps. J’avais beau acquiescer à sa philosophie, j’avais beau y adhérer, je la voulais et fort. 


 

Était-ce là toute la différence entre l’homme et la femme, du même âge ou presque, en cette étape inestimable de notre existence ? Était-ce obsessionnel chez nous les hommes ? Était-ce d’ordre éducationnel ? Elle disait que l’affection était primordiale, mais que la passion était mauvaise pour la santé. Et moi j’avais besoin de l’enlacer, de nicher ma tête dans le creux de son cou, de lui murmurer des mots à l’oreille … Je n’osai tout dire de peur de la voir se braquer. 

Peut-être que si elle avait été moins cérébrale, moins dans la maturité, dans l’observation et l’analyse, j’aurais pu avoir droit à de l’amour. J’estimais que l’amour était un sentiment fait pour l’homme du berceau à la mort. Elle était d’accord, mais nos définitions étaient différentes. Elle théorisait et je voulais m’exprimer dans une gestuelle physique.


 

 

-   Je vous offre toute mon amitié, c’est aussi de l’amour. Je n’ai plus l’envie ni le temps de jouer. Clairement.




Fin










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