mardi 21 novembre 2023

La Pythie incrédule, 3

 




Je me souviens nettement de son beau regard ombragé. Il avait des cils très longs et recourbés et le rimmel s’y serait bien exprimé. Nous étions haut perchés, à la terrasse de ce bel appart face à la Bleue, et j’avais fait des pâtes au thon et au gruyère. Je me baladais en deux-pièces et d’ailleurs toute ma vie, je la passai en maillot, en paréo ou en short, la saison tiède et l’été évidemment, c'était naturel, quelquefois l'hiver doux. Et il adorait mes paréos et mes espadrilles de maison et me le disait.


 

L’appart de la Corniche était au quatrième étage, le dernier, et tout le quartier était bâti sur un monticule. C’est dire si nous n’étions pas en hauteur. La terrasse était grande avec une partie couverte et nous y passions toute la journée. La région belle et lumineuse était connue pour ses vents fréquents et nous aimions regarder la mer dans tous ses états : calme, ondulante, furieuse, bleu limpide, foncée, noire ou presque. En dehors des heures de repas, où nous aimions apprécier les bonnes choses, on se mettait sur notre grande chaise commune et on s’adonnait au silence. Il passait de ses logigrammes à ses livres – il lisait toujours deux en même. Je lisais, j’écrivais et je préparais mes idées de tableaux à peindre. Il me prenait en photos et d’ailleurs mes plus belles photos sont de lui, des photos rares. Il aimait saisir des instants et des pensées profondes. 

 

-       Ne bouge pas. Oublie-moi.

-   J’aimerais bien, répondis-je, en souriant. Tu me prends toute mon énergie.

 

Je me souviens d’une arrivée massive de quinze membres de la famille. Ils étaient en visite de la région et y avait un événement heureux. On mit à leurs dispositions une maison, mais ils préférèrent venir chez nous. L’appart était très grand, cinq ou six grandes pièces, trois salles de bain et une salle d’eau. Les gens de cette région construisaient grand, très grand, avec des dépendances et des espaces d’invités. 


C’était fous rires et soirées délirantes. Un soir, je trouvai mon cousin germain dormant dans notre lit, je me glissai sur le côté avec mon mari, parce qu’il me fallait ses bras en dormant. Ce n’était pas trop dans les habitudes familiales autant de désordre, mais c’était des nuits blanches arrosées et tellement de rires et d’épisodes cocasses. 


Nous allâmes tous à la soirée à laquelle ils étaient invités, les habitudes mondaines étaient autres dans cette région et au retour, nous rîmes à en pleurer du père de la fiancée, grand boss d’une entreprise nationale, qui passa son temps une raquette à la main à chasser les moustiques. C’était l’été, le jardin était splendide et les moustiques s’étaient invités. Il en fut déboussolé toute la soirée, sans se soucier de l'aspect assez comique de sa colère contre l'ennemi.

 

-       Un coup par-ci, un coup par-là ! suffoqua Bel. Il devenait fou. Tout PDG qu’il était.

 

Les liqueurs déliaient les langues et nous riions aux larmes.

 

-       Et hop, le PDG en a assassiné un !

 

 

C’était cinq jours et cinq nuits de vie, de plaisanteries, probablement de moqueries, de rires aux éclats, de toutes sortes de victuailles et de plats, chacun y allait de ses envies. Il y avait la terrasse, la mer, nous tous, les tablées et le ciel. On n’avait de vue que sur la Bleue. Pourtant, des villas alentour, à des niveaux inférieurs, suivirent nos délires. De derrière les persiennes probablement, peut-être avec des longues vues, qui sait ? 

 

-     




    - Des fêtards, vous, les familles de la capitale, me dit une voisine, quelques jours après.     
    - Oui, lui répondis-je, en attendant la suite.
    - Bonne journée, dit-elle, dans un sourire de fabrication chinoise.

 

Je ne répondis pas.

 

 

Le lendemain de l’arrivée joyeuse des miens, nous allâmes tous en mer. Elle était au bout de la rue, à moins de cent mètres et nous courions vers l’eau. J’avais vingt ans, le plus vieux en avait quarante. Nous nous bousculions, à qui y plongera en premier, éclaboussera l’autre. Mon mari, peu habitué à des délires aussi insouciants, s’enferma en cuisine et entreprit de faire des sandwichs pour tous. Il était irrésistiblement charmant, drôle, mais les choses avaient un temps chez lui.

 

-       Je vous rejoindrai, dit-il, à la cantonnade.

 

Et il me fit signe de les accompagner.

 

J’étais en deux-pièces noirs, je crois que j’étais plutôt belle pour attirer suffisamment de regards.

 

-      Tu tranches, me dit Bel.

-       Hé, t’es mon couz ! Fais gaffe.

-       Ce haut est trop décolleté !

-       Tu sais, pour nous femme libre, un sein et une oreille, c’est kif-kif !

-   Pas pour nous très chère cousine, dit-il, en riant aux éclats et en se ruant vers les profondeurs.

 

Nous étions hilares et commença un catalogage des parties du corps féminin, des plus tentantes vers les moins. 

 

-       Je reconnais qu’un pied c’est assez froid. Quoi que …

 

 

Mon mari nous rejoignit avec un panier chargé, il me cherchait des yeux et me regardait avec des yeux tout pleins d’un quelque chose d’indicible. C’était pourtant un discret et un timide dans le fond. 

 

-      Un homme que ton mari, me glissa à l’oreille ma grande cousine. C’est un jaloux et il est fou de toi.

 

J’étais très jeune. Je ne comprenais rien à ce qu’elle me signifiait. Ils avaient le même âge les deux, quinze de plus que moi. Probablement, qu’une science silencieuse, diffuse, exista entre eux. J’avais vingt ans, je riais, j’aimais, j’étreignais et ne saisissais rien des signifiances des vieux. Sauf lui, il était posé, calme, rationnel, aimant et peu prolixe.

 

On s’aimait passionnément.


Quand il mourut d’une rupture d’anévrisme, une vingtaine d’années plus tard, après bien des étapes de vie, de remous, de fragilités silencieuses, je fus à terre, mon cœur saigna abondamment, mais je maintins ma stature. 


J’étais debout, mais ma psyché profonde était en lambeaux, je la collais aux yeux des miens le temps des impératifs de vie et je la retrouvais en morceaux quand j’étais seule. 


Les prétendants aux orifices ne tardèrent pas, j’en fus laminée, surtout que beaucoup venait du premier cercle. Je fus violente jusqu’à la démesure. Non seulement c’était obscène de leurs parts, opportuniste et cupide, mais j’avais une détestation depuis l’enfance, du corps désireux des ébats vides et insensés, des ébats primitifs et indomptables, des ébats indomptés.

 

Je m’estimais au-dessus, je m’estime valant bien plus qu’une animalerie de routine. Il me fallait de l’esprit, du bel esprit, des mots justes et respectueux, un regard profond et intègre, de la tendresse et au bout de tout cela, des expressions physiques intenses et méritées.

 

J’étais le baromètre de l’amour pur et désintéressé. Et après cela, au bout de cela, de ce temps de latence incontournable, le cœur laissait la place aux gestes d’amour.




 





 



 

lundi 20 novembre 2023

La Pythie incrédule, 2

 







II.

 

 

Ma mère est morte à la cinquantaine, au détour d’un coin de rue, sans fracas, vite fait bien fait. Elle garda le lit une semaine, il me semble et jusqu’à épuisement, elle luttait, cherchait à vivre, refusait le diktat. Elle était blanche comme un linge et elle prenait sa voiture et allait chercher le petit.

 

Quand son médecin lui dit que c’était difficile, elle le toisa d’un regard coupant parce qu’avant cela, il la fit un peu rêver. Encore un mensonge semblaient signifier ses yeux sévères. Pourtant, elle avait des yeux en amande miel très expressifs, rieurs et aimants.

 

Elle aimait son mari, puissamment et avait cette jalousie des femmes qui partagent tout sauf l’homme et l’amour. Elle l’embrassait voluptueusement dans le cou, le reniflait, le regardait dans les yeux et le serrait. Béat d’amour, il regardait ailleurs. Quand même, il y avait dans la nature divers goût et c’était un passionné.

 

Ma mère en voulut à S. L., son pneumologue, il avait été rassurant et là, il lui disait, avec peu de mots et en baissant la tête, sa mort prochaine. Ce n’était pas facile. Elle lutta encore un peu car appréhender sa mort est assez abstrait au départ et, le refus, le déni, sont puissants.

Quelques jours et elle abdiqua et garda le lit. Le processus attendait son aval et la mort commença le décompte.

 

Elle partit un 7 novembre, mais cela n’avait rien de politique. Elle portait la chemise de nuit à petits points rose pâle qui n’exprimait que la vie, ses draps de percale blanche étaient étincelants et sa couette à grandes fleurs rose fuchsia dénotait dans sa chambre. 

 

Elle était elle à l’identique, à l’exception de son nez qui pointa son bout, froid. 

 

Alors qu’elle était au plus mal, je courais faire des emplettes de couleurs vives et de tissu soyeux. Alors que son regard se taisait, je lui faisais sa couleur, imperturbable, certaine de sa non-mort et décidée à ne pas la livrer au silence des molécules. J’étais dans un désir obstiné, aveugle de vie, elle était dans l’échec de son combat et on ne pouvait s’écouter et encore moins s’entendre.

 

-       Laisse-moi s’il te plaît, me dit-elle, le regard éteint.

-       Non, répondis-je.

 

 

Hier, en allant rendre visite à ma sœur, je revis tout cela. Et depuis ce matin, je lui signifiais à ma manière que je serai du combat. Pourtant, je parle peu, mais j’écris suffisamment pour élaguer. Toute ma vie est élagage. Pour mieux respirer et pour être au monde avec force. Ce que j’appris ces dernières années, c’est de ne plus solliciter l’émotionnel, mais plutôt le rationnel. Cela fortifie et on reste dans le corps à corps, un système de défense bien moins handicapant. Tout est combat, à la force de l’esprit, du poing aussi, parce qu’autrement, on devient une charge et un fardeau. Non, c’est l’autre qui va mal, pas soi-même. Un peu de tenue.

 

Depuis quelques jours, je construis ma stratégie de soutien afin qu’elle soit adaptée, discrète et forte. Autrement mon rationnel en pâtira et l’émotionnel se plaira à m’entamer. Pas question. Ma philosophie bien mature sera ferme, j’ai l’intention de bien épauler et puis, la mort, je connais depuis mes vingt ans, personne n’en est revenu. Il faut juste trouver la bonne manière de faire les choses et de garantir à ceux qui restent un minimum de continuité sage et rationnelle.

 

D’ailleurs, je me souviens fort bien que la famille en voulut à mon grand cousin quand il s’affaira, dans le plus grand calme, à la mort de sa mère, afin que logistiquement tout soit au point. Toujours ces sociétés de l’observation bête et condamnatrice à vouloir formater jusqu’à la douleur. Pourtant tout dans la nature est pluralité, multiplicité, différences, variantes … La Nature, la première à Être. Les hommes sont franchement incroyables et ce dans tous les sens de l’adjectif et en tous domaines.

 

                                                                                                                                A suivre 

 


 








La Pythie incrédule, 1






 

I.



Elle se mit sous l’eau, s’émulsionna, se frotta, fit ses gestes de toujours et laissa l’eau couler, longtemps, sur ses cheveux. Le moment de bonheur suprême de quasiment tous les jours - bien qu’elle ait les cheveux longs et qu’à force de les brosser, elle se demandait quelquefois si elle n’allait pas devenir chauve. Mais l’eau lui était vitale : de la fraicheur, de l’aérien et tout tombait à ses pieds : les soucis en premier.

Elle coupa ses pointes et les mit dans une tranche d’essuie-tout.   Pour après. Elle se sécha, s’habilla et se maquilla très légèrement. Elle détestait le maquillage visible et ne faisait que foncer à peine ses contours. 

Prête à sortir, elle passa au jardin, creusa la terre et y mit ses cheveux. Dans son esprit imaginatif, elle mélangeait ses gênes aux créatures invisibles pour y laisser une part d’elle. Une petite participation, de son vivant et de son choix, à la marche du monde et plus spécifiquement à l’évolution de l’univers. Un court instant, elle se demanda si ce n’était pas du génétiquement modifié … mais mis un terme à une imagination qui s’amusait à assiéger.


 

-       Suffit, dit-elle, intérieurement.


 

Elle rendait visite à son unique sœur bien qu’elles aient été conçues dans deux corps différents. Elles vécurent ensemble, de leur naissance à l’adolescence, et, partagèrent tout. Des lunettes, aux vêtements, aux crises parentales, aux sourires et plus tard aux déchirures. Sa sœur lointaine et proche, tendre et souriante, rieuse et bonne enfant … Et puis, les marques de la vie … 

 

Elle passait chez elle tous les matins, à 7h40, et, ensemble, allaient au lycée. Souvent, elle croisait son père en y allant, elle lui disait bonjour et lui répondait, invariablement, bonne nuit. Un fêtard au grand cœur, mais son épouse lui dit un jour, qu’être la femme d’un homme comme lui n’était pas de tout repos.

 

Son amie aimait les mots scientifiques compliqués à la prononciation, les noms de médicaments et elles en riaient ensemble. Elle les prononçait très sérieusement et bougeait ses lèvres méticuleusement pour y parvenir. 

Staphylococcus, cystolithotomie, angiéctasie … et elles partaient en vrille de rires …

Elle aurait pu faire un métier de la santé, mais elle choisit de chercher le bonheur et l’unité, et, son intelligence ne faisait pas de doute. 

 

Nush - comme celle d’Eluard - était belle, drôle, rieuse, artiste, moderne et en besoin d’équilibre, de tendresse et de Vie. Son amie était rieuse aussi, drôle, mais moins sociable et moins extravertie. Une éducation rigoriste et un milieu assez fermé, mais quand il s’ouvrait, il ne se refermait pas, malgré tout. Question de liens.

Quand on a vécu ensemble au moins une quinzaine d’années, on ne peut s’oublier. L’enfance est le temps de toutes les constructions et de tous les liens forts en affect et en intensité. En grandissant, elles se séparèrent, se rencontrèrent et de nouveau se séparèrent. Mais jamais l’affection forte et indestructible n’en pâtit, ce n’était pas possible ; question de temps, de mots, de silences, de crises, de rires, de honte et de présence du temps de l’enfance.

 

Un jour, Nush reçut une cousine à elle et immédiatement l’amie et elle ne se supportèrent pas. Probablement de la jalousie à propos de l’appartenance de Nush. L’enfance est un terrain puissant, avec des lois et des codes. Des bûchers et des potences.

 

-      Non, je ne marche pas. Tu vas rentrer chez toi et moi, je ne veux pas rester seule. Alors, tu me laisses avec mon amie ! cria Nush, à l’adresse de sa cousine.

 

C’était assez pour la raide qu’était l’amie et une amitié à trois commença assez péniblement, mais assez rapidement au final.

 

Un matin, que l’amie passait chez Nush afin qu’elles aillent ensemble au lycée, un cendrier en plein vol plané faillit atterrir sur sa tête. Elle le saisit et le posa sur la table d’entrée. 

 

-       Tonton, c’est dangereux, lui dit-elle. Et on va à l’école.

 

C’était un Juste malgré tout et il s’excusa. Parce que les adultes sont aussi, au fond d’eux-mêmes, des enfants en grande peine. Soit ils apprennent à mettre le holà, soit ils vivent en dents de scie. Il fit partie du second groupe.


 

 

Elle monta dans sa voiture et se dirigea vers chez sa sœur. Elle avait un peu froid, calmait son intériorité avec peine et subdivisait son émotivité envahissante.

 

-       Non, se disait-elle, je serai dans le rationnel.

 

Elles avaient vieilli les deux et malgré les effets visibles du traitement, elle retrouvait le regard de sa vieille sœur, sa bouche gymnaste du temps des mots scientifiques. Passé le premier moment, bien que l’absence eût duré une dizaine d’années, bien que chacune portât son âge et son vécu, bien que Nush fût assez fragilisée par le protocole, la relation des deux enfants était là, le passé, la tendresse, les rires et le lien fort. Le cendrier aussi.


Un temps qui sera déterminant. Des retrouvailles naturelles. 


L’amie savait qu’elle allait être présente. Histoire de vivre ensemble, de continuer, dans la petite distance ou dans la présence certaine. 

 

L’amie se souvint de la seule fois où elles eurent une légère altercation. C’était une raide et une rationnelle à l’extrême.

 

-       Tu me juges, lui dit Nush.

-    Non, je comprends ton désir d’unité, mais tu mérites mieux que ce qu’on me dit. Je ne te veux pas cela.

 

Quelle importance ! Nous ne sommes pas destinés à être identiques et dans nos différences, notre vécu, nos principes, nos désirs, nos besoins, nos carences, nos souvenirs de cendriers jetés à la tête de ceux que l’on croit être nos adversaires, notre obsession du bonheur … nous sommes la même fragilité sous divers couverts, de protection, de pudeur, de cache-misère, de désespoir et d’appétit de vie. Qu’importe nos erreurs ! Qu’importe !


Seul demeurer est essentiel, le plus possible. Parce que vivre n’a d’intérêt que quand toutes les parties de notre existence existent. Et elles sont chacune une partie de l'existence de l'autre. 


                                                                                                                                 A suivre