Je me souviens nettement de son beau regard ombragé. Il avait des cils très longs et recourbés et le rimmel s’y serait bien exprimé. Nous étions haut perchés, à la terrasse de ce bel appart face à la Bleue, et j’avais fait des pâtes au thon et au gruyère. Je me baladais en deux-pièces et d’ailleurs toute ma vie, je la passai en maillot, en paréo ou en short, la saison tiède et l’été évidemment, c'était naturel, quelquefois l'hiver doux. Et il adorait mes paréos et mes espadrilles de maison et me le disait.
L’appart de la Corniche était au quatrième étage, le dernier, et tout le quartier était bâti sur un monticule. C’est dire si nous n’étions pas en hauteur. La terrasse était grande avec une partie couverte et nous y passions toute la journée. La région belle et lumineuse était connue pour ses vents fréquents et nous aimions regarder la mer dans tous ses états : calme, ondulante, furieuse, bleu limpide, foncée, noire ou presque. En dehors des heures de repas, où nous aimions apprécier les bonnes choses, on se mettait sur notre grande chaise commune et on s’adonnait au silence. Il passait de ses logigrammes à ses livres – il lisait toujours deux en même. Je lisais, j’écrivais et je préparais mes idées de tableaux à peindre. Il me prenait en photos et d’ailleurs mes plus belles photos sont de lui, des photos rares. Il aimait saisir des instants et des pensées profondes.
- Ne bouge pas. Oublie-moi.
- J’aimerais bien, répondis-je, en souriant. Tu me prends toute mon énergie.
Je me souviens d’une arrivée massive de quinze membres de la famille. Ils étaient en visite de la région et y avait un événement heureux. On mit à leurs dispositions une maison, mais ils préférèrent venir chez nous. L’appart était très grand, cinq ou six grandes pièces, trois salles de bain et une salle d’eau. Les gens de cette région construisaient grand, très grand, avec des dépendances et des espaces d’invités.
C’était fous rires et soirées délirantes. Un soir, je trouvai mon cousin germain dormant dans notre lit, je me glissai sur le côté avec mon mari, parce qu’il me fallait ses bras en dormant. Ce n’était pas trop dans les habitudes familiales autant de désordre, mais c’était des nuits blanches arrosées et tellement de rires et d’épisodes cocasses.
Nous allâmes tous à la soirée à laquelle ils étaient invités, les habitudes mondaines étaient autres dans cette région et au retour, nous rîmes à en pleurer du père de la fiancée, grand boss d’une entreprise nationale, qui passa son temps une raquette à la main à chasser les moustiques. C’était l’été, le jardin était splendide et les moustiques s’étaient invités. Il en fut déboussolé toute la soirée, sans se soucier de l'aspect assez comique de sa colère contre l'ennemi.
- Un coup par-ci, un coup par-là ! suffoqua Bel. Il devenait fou. Tout PDG qu’il était.
Les liqueurs déliaient les langues et nous riions aux larmes.
- Et hop, le PDG en a assassiné un !
C’était cinq jours et cinq nuits de vie, de plaisanteries, probablement de moqueries, de rires aux éclats, de toutes sortes de victuailles et de plats, chacun y allait de ses envies. Il y avait la terrasse, la mer, nous tous, les tablées et le ciel. On n’avait de vue que sur la Bleue. Pourtant, des villas alentour, à des niveaux inférieurs, suivirent nos délires. De derrière les persiennes probablement, peut-être avec des longues vues, qui sait ?
-
Je ne répondis pas.
Le lendemain de l’arrivée joyeuse des miens, nous allâmes tous en mer. Elle était au bout de la rue, à moins de cent mètres et nous courions vers l’eau. J’avais vingt ans, le plus vieux en avait quarante. Nous nous bousculions, à qui y plongera en premier, éclaboussera l’autre. Mon mari, peu habitué à des délires aussi insouciants, s’enferma en cuisine et entreprit de faire des sandwichs pour tous. Il était irrésistiblement charmant, drôle, mais les choses avaient un temps chez lui.
- Je vous rejoindrai, dit-il, à la cantonnade.
Et il me fit signe de les accompagner.
J’étais en deux-pièces noirs, je crois que j’étais plutôt belle pour attirer suffisamment de regards.
- Tu tranches, me dit Bel.
- Hé, t’es mon couz ! Fais gaffe.
- Ce haut est trop décolleté !
- Tu sais, pour nous femme libre, un sein et une oreille, c’est kif-kif !
- Pas pour nous très chère cousine, dit-il, en riant aux éclats et en se ruant vers les profondeurs.
Nous étions hilares et commença un catalogage des parties du corps féminin, des plus tentantes vers les moins.
- Je reconnais qu’un pied c’est assez froid. Quoi que …
Mon mari nous rejoignit avec un panier chargé, il me cherchait des yeux et me regardait avec des yeux tout pleins d’un quelque chose d’indicible. C’était pourtant un discret et un timide dans le fond.
- Un homme que ton mari, me glissa à l’oreille ma grande cousine. C’est un jaloux et il est fou de toi.
J’étais très jeune. Je ne comprenais rien à ce qu’elle me signifiait. Ils avaient le même âge les deux, quinze de plus que moi. Probablement, qu’une science silencieuse, diffuse, exista entre eux. J’avais vingt ans, je riais, j’aimais, j’étreignais et ne saisissais rien des signifiances des vieux. Sauf lui, il était posé, calme, rationnel, aimant et peu prolixe.
On s’aimait passionnément.
Quand il mourut d’une rupture d’anévrisme, une vingtaine d’années plus tard, après bien des étapes de vie, de remous, de fragilités silencieuses, je fus à terre, mon cœur saigna abondamment, mais je maintins ma stature.
J’étais debout, mais ma psyché profonde était en lambeaux, je la collais aux yeux des miens le temps des impératifs de vie et je la retrouvais en morceaux quand j’étais seule.
Les prétendants aux orifices ne tardèrent pas, j’en fus laminée, surtout que beaucoup venait du premier cercle. Je fus violente jusqu’à la démesure. Non seulement c’était obscène de leurs parts, opportuniste et cupide, mais j’avais une détestation depuis l’enfance, du corps désireux des ébats vides et insensés, des ébats primitifs et indomptables, des ébats indomptés.
Je m’estimais au-dessus, je m’estime valant bien plus qu’une animalerie de routine. Il me fallait de l’esprit, du bel esprit, des mots justes et respectueux, un regard profond et intègre, de la tendresse et au bout de tout cela, des expressions physiques intenses et méritées.
J’étais le baromètre de l’amour pur et désintéressé. Et après cela, au bout de cela, de ce temps de latence incontournable, le cœur laissait la place aux gestes d’amour.