I.
Je suis Aishé des bas plateaux de Tonkpi, en Côte d’Ivoire, mère de six enfants. Le dernier a deux ans. A l’heure où vous me lisez, je le porte sur mon dos et je frotte sur la planche à laver, les vêtements de toute la fratrie et ceux du père.
Je fus violée à treize ans et depuis nous sommes mariés. Huit ans de cris, de violence, de pleurs d’enfants, de sexe malgré tout et de travail dans la brousse. Je suis née dans la merde et j’y mourrai probablement. Pourtant, je suis appelée La Perle noire et je crois bien que je suis assez belle.
Sur la place du marché, les légumes sont vendus enveloppés dans de vieux journaux. Et c’est là, où je suis tombée sur une photo de Gaëlle, jeune mannequin de 28 ans, défilant pour l’Europe.
J’ai 21 ans et je suis penchée sur une cuve remplie de linge à laver. J’en ai pour au moins une heure avant d’autres corvées et je ne cesse de penser à Gaëlle, à sa silhouette, aux toilettes de marques qu’elle porte et en ce point, je suis identique à Konan qui a toujours rêvé d’être un grand footballeur.
Hier, il me passa encore dessus en deux temps trois mouvements et comme je refusais parce que Koffi n’était pas loin, il m’écarta les jambes sauvagement et fit son affaire.
Je serai Gaëlle, j’irai loin, j’abandonnerai tout et j’aurai les plus belles chaussures ! Parole d’Aishé !
II.
Elle avait peut-être vingt-cinq ans, un visage jovial et une bouche rieuse, de l’embonpoint en excès, en grand excès. Si jeune pourtant. Ses journées consistaient à aller au travail et ensuite rentrer au bercail chez ses parents, aider sa mère à vaquer aux corvées domestiques.
- Mets la table, ton père ne va pas tarder.
Elle s’exécuta. Machinalement. Habituée au silence, à l’obéissance et à servir.
- Ton frère viendra tard. Tu lui mettras à manger. Moi, je vais regarder mon feuilleton.
Nous ne sommes pas en 1970 mais bien 2021. Fatma a suivi une très courte formation qui lui permit d’avoir un job de secrétaire dans une usine offshore. Elle sait donc qu’un monde meilleur existe et qu’il profite de ses services, exactement comme avec sa mère.
- N’oublie pas, avant de dormir, de prendre ta pilule.
A vingt-ans, Fatma se réveilla un jour ordinaire toute raide, les bras tendus tout au long de son corps. Quand sa mère la vit ainsi, elle lui dit de se dépêcher pour préparer le petit-déjeuner de son père et fut étonnée de ne pas la voir tout de suite acquiescer.
- Magne-toi, lui dit-elle, en la regardant.
Fatma ne broncha pas. Toujours debout, toujours droite, les bras tendus. Le regard écarquillé vers le haut.
- Mais que t’arrive-t-elle ce matin ? Nous n’avons pas le temps aux amusements.
- Ils arrivent, je les attends !
- Mais qui arrive ?
- Eux. Tu entends, tu entends, dit-elle en haletant mais en essayant de garder la même posture.
- Mais pourquoi, tu te tiens ainsi ? On dirait un soldat !
- Je suis un soldat et si tu continues à parler, je t’envoie direct en enfer !
La mère recula, alla précipitamment appeler le père. Elle trouvait Fatma étrange, sentait un danger et était d’un coup envahie d’une peur diffuse.
- Oui, je les tuerai tous. Oui, je le ferai. Non, je ne suis pas l’engraissée. Je suis soldat et j’ai de la force plus que la vieille. Non, je ne vous laisserai pas m’insulter. Vous êtes, vous, moches. Moi, je ne suis pas votre fille. Je suis la fille du juge d’en face et le tribunal est à lui, il en fait ce qu’il veut. Je vous entends, j’entends vos insultes depuis très longtemps. Essayez encore et vous verrez. Mon fusil n’est pas loin. Mon père me l’a donné et m’a dit de réagir en cas d’attaque. Je tue tout le monde, je rentre chez mon père le juge où mon fiancé m’attend. Ils me trouvent tous belle eux, pas comme vous …
Ce matin-là, la vaisselle de la cuisine et du bahut du salon fut arrachée des étagères et jetée à la tête de la mère et du père. Fatma sortit de sa chambre comme une forcenée et se mit à tout jeter. Les hurlements de Fatma, de la mère, du père appelant son fils à la rescousse firent venir les voisins effrayés, curieux, médusés, interloqués.
- C’est Fatma, c’est Fatma, criait la mère, en sortant de chez elle.
Fatma, la silencieuse, fatma l’obéissante, Fatma l’introvertie, Fatma la timide, Fatma la rougissante, Fatma la grosse baleine, Fatma l’esclave de sa mère, Fatma la servante de son père et de son frère … Fatma, l’enfant au coin, l’enfant punie, l’enfant dénigrée et l’enfant empoignée. Fatma, l’idiote, la nulle, la dernière avant le mur. Fatma qui refusa, le jour de la visite médicale, d’enlever ses chaussures parce que ses chaussettes étaient trouées. Qui pleura longtemps du rire des autres, longtemps, longtemps …
Elle mit quatre ans pour aller un petit peu mieux. Le bonheur de Fatma depuis est la pilule du soir. Tout sauf retourner là-bas. Et sa mère, de toute façon, le lui rappelait tous les jours. Au travail, elle faisait tout ce qu’il fallait faire. Elle se faufilait dans son bureau, prenait place et s’exécutait. Heureusement, elle y était seule et son patron était gentil.
Le soir, elle exécutait toutes les tâches demandées par sa mère, mangeait ses chocolats, prenait sa pilule et allait au lit.
( À suivre )
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