C, le 21 avril 21
I. Carthage, la dernière étreinte
La mer était d’un bleu étincelant. Je m’en emplis les yeux. Pas loin de la Scala, une femme étreignit un homme et partit. Elle mettait fin à quelque chose de l’ordre de l’émotionnel. Je le vis. Des adieux. Mais c’était serein.
C’est beau, me dis-je, c’est bien mieux que le passionnel. Une amitié forte. Quelque chose de réfléchi.
Je connus autre chose du temps de ma jeunesse, ce n’était pas facile, c’était dur, quelquefois atroce mais intense les jours clairs. Rares.
Je m’étais demandé si l’homme avait saisi la véracité de cette dernière étreinte. Je ne peux le savoir mais ce serait mieux pour lui qu’il l’ait comprise.
De l’autre côté, un enfant s’amusait à lancer des cailloux dans l’eau et, ensuite, s’attardait sur l’impact. Il paraissait insatisfait et cherchait sur le rivage une variété particulière de cailloux, peut-être les plus plats. Il essayait de faire faire des ricochets aux pierres et trouvait des difficultés visiblement. Il dodelinait de la tête, tapait le rivage de son pied droit : pas de cailloux réguliers, pas de ricochets donc. A un moment alors que je m’étais détourné de lui, je l’entendis crier : ouais, j’ai réussi, yes !
Et il continua à chercher, à observer, à tournoyer dans ses doigts ses trouvailles et ensuite à les essayer à l’horizontal. Un tacticien.
Le soleil jouait à cache-cache avec les nuages. Un puissant rayon s’en dégagea et vint dorer la Bleue. Elle fut étincelante le temps qu’il dura. La mer sait tout, absolument tout. Ce n’est pas de « la flotte », c’est de la profondeur et de l’immensité, du dynamisme, du ressac, du renouvellement et de la force. Et du silence et de la colère. De la mémoire.
J’ai en mémoire des instants, des images, des odeurs, beaucoup d’odeurs et des bruits. Ce n’était pas ce que je préférais le plus. Parce que les plus grossièrement saillants sont les plus laids. Je décidai de construire des bruits nouveaux, plus doux à l’oreille. Parce que construire est une œuvre et que sans cela, il n’y a rien qui vaille. Je suis un passionné des chantiers surtout quand les matériaux sont rares. Du brut taillé, façonné, ciselé directement dans du granit.
L’Île de Co a été un son, une voix, celle d’un passé assez lointain, quand Sylphide avait la clé des Mers. Confusion de deux temps. Temps de la pierre et temps de rien. Rien. Néant. Que dalle. Les outils restèrent au sol et ne furent jamais utilisés. Ce n’était pas possible. L’amitié est belle, l’amour laid, en l’absence d’une pyramide.
La mienne, je n’en suis jamais sorti.
Je regardai de nouveau la Bleue, la Scala. L’homme étreint n’était plus là. Le gamin continuait inlassablement à jeter des cailloux à l’horizontal, les poches pleines de pierres. Un futur édificateur vraisemblablement. Peut-être sera-t-il étreint un jour aussi sincèrement, aussi affectueusement ?
Je crois, aujourd’hui, que l’amour n’a qu’un temps. Peut-être que je me trompe. En tout cas, à l’heure de l’exercice intense du regard alentour, on n’attend pas. C’est ainsi. Et derrière, il y eut tellement de force.
Je déplaçai ma sensibilité à l’affût de signifiance.
II. La voix de l’Absence
Y a t-il des bruits mineurs ?
Je ne crois pas personnellement. Mais certains bruits passent sous silence. Parce que la vie est pressante et parce que nous sommes pressés.
J’aime les fluides. La mer est à mes pieds. Regardez la Scala, cette espèce de table sur pilotis dans la mer. Et le ressac des vagues. Surtout l’hiver. Écoutez.
Le bruit de l’eau qui remplit les évacuations par temps de pluie battante.
Le bruit de l’eau sur l’asphalte à Paris quand je me réfugie chez lui.
Ma sœur est artiste, mon père scénariste, ma mère écrivain et mon frère un entrepreneur de génie. Il n’a pas le temps pour les bruits lui. Quoi que je le pense doté d’une oreille prompte et fine. Dans ma tête, il y a des images, beaucoup d’images, des odeurs et des bruits nombreux.
Quelquefois je fais la sourde oreille pour me reposer des bruits. Poules caqueteuses, bruit détestable pour moi. Eau qui court, qui s’écrase sur le sol, eau qui fuit … Eau qui polit les rochers de mon chez moi, ressac, ressac …
Bruit de mes pas sur le bitume.
Bruit des mouettes excitées. Bruissement des branches des arbres hauts.
Et l’inlassable retour vers Didon, la Scala et la Bleue. Le bleu s’ébruite aussi. Il faut le croire.
Roucoulement de pigeons, de tourterelles. Paris.
Ressac, Paris, Tunis ...
Y aurait-il des bruits majeurs ?
Le ressac des vagues, Mozart, Liszt, Bach, Spring Waltz et tous les autres, nombreux, précieux.
Mon nez contient les odeurs de mon enfance. Certaines sont insupportables et me donnent encore des maux d’estomac. La soupe de lait aux épinards de 10 heures, l’odeur du réfectoire de mon école, haïssable. Encore aujourd’hui, les boyaux tout retournés.
Mais les bruits de l’extérieur, de la nature spécifiquement, sont différents. Voilà pourquoi j’ai vraiment voulu les ranimer pour vous mais aussi pour moi. Pourtant, je ne suis pas spécialiste en montage mais je sais LIRE les bruits.
Les bruits de la mer disent l’Absence. Ils disent la continuité. L’amour aussi. Les bruits des fluides sont hautement signifiants. Le ressac des vagues me parle, il a l’intonation de la voix de mon père. Je crois oui. Parce que j’ai oublié et que l’oubli, quoique fantasque, est terrible.
Le bruit des vagues est rire. Nos matinées dans l’eau. J’avais appris à nager très tôt, spontanément. Trois ans peut-être. Mon papa avait peur : « Ne va pas dans le profond. »
Et j’y allais et il me rattrapait. Toujours. Aujourd’hui, c’est le bruit des vagues. C’est lui. Voilà pourquoi.
La dernière fois alors qu'il avait un rendez-vous important, un rendez-vous d’hommes importants, des relents d’épinards chauds lui montèrent au nez tandis qu'il se dirigeait vers la salle de réunion en compagnie d’un homme important. Hécatombe de ses terminaisons nerveuses stomacales. Remontées. Il fit demi-tour sans explication et il fit bien de ne pas l’ouvrir. Il prit à toute vitesse le chemin vers chez lui. Bien plus tard, quand il revit ce partenaire, il lui dit avoir vu sa défaillance et à sa place, il pensa à L’Arrangement d’Elia Kazan. Mais il tourna la situation en sa faveur : dans le monde des négociations, il faut savoir être policé. Un seul mot : mentir. Le sourire aux lèvres.
III. L’Homme est Dieu
A 99 ans et, quelques mois avant sa disparition, il parla de refaire le tour du monde. Il dit sa détestation de la paresse et se lança dans une description posée, réfléchie de ce qu’il ferait volontiers, de ce qu’il tenait à faire. Je ne sais si cette impression d’immortalité est blâmable. Honnêtement, je ne le crois pas. Je trouve même formidable de vouloir se mesurer aux dieux et réactionnaire cette hypocrite piété qui consiste à se considérer comme un être soumis et humble.
Pousser la limite exige de la hardiesse et quelquefois de l’insolence. Il grappilla de-ci, de-là, lui fit face, la toisa. Elle recula. Jusqu’au précipice. L’homme est Dieu.
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