lundi 11 août 2014

Djerba II

Deux communautés coexistent à Djerba juive et musulmane. Depuis des lustres. En parfaite intelligence. Non qu’elles partagent tout, chacun occupant un domaine propre, mais ayant en commun pareillement le souci du « vivre », de la subsistance, du labeur. En tout point ressemblants sauf à de discrets signes religieux sur leurs échoppes, à un accent à peine perceptible, une sorte de « tche » ou de « khe » que les Djerbiens de confession juive roulent plus que les musulmans. L’arabe de Djerba est la langue de tous.
Les problèmes relationnels et politiques moyens-orientaux entre Palestiniens et Israéliens ne les concernent pas trop visiblement. C’est d’ailleurs un sujet ignoré, tu, banni peut-être. Il eût paru incongru de l’évoquer, suspect.
Les deux communautés sont ancrées dans leur vécu, dans les impératifs de leur vie, dans leur train-train quotidien. Aucune trace d’hostilité. Une convivialité spontanée et des journées marquées par des salamalecs synchronisés sur l’ouverture, la pause, la fermeture des échoppes.

Djerba Houmt souk est un raz de marée de touristes durant la saison estivale. Le reste de l’année également avec, à chaque saison, un type particulier de visiteurs avec ce que cela suppose comme attirail: appareils photos, caméras, djellabas colorées, turbans ( plutôt hindous que djerbiens bizarrement )…
Les Djerbiens se sont habitués aux excès des touristes, ils n’y prêtent pas ou plus attention. Le touriste est un client et le client est le maître absolu. Djerba, l’été, c’est le tourisme de masse et la saison estivale est la période la plus fructueuse de l’année.
En d’autres temps, d’autres visiteurs, des habitués, des résidents la moitié de l’année des fois. Des riches occidentaux, des célébrités, des politiques, de grands couturiers internationaux en mal de quiétude et de silence. Souvent, propriétaires d’immenses villas à l’architecture typiquement djerbienne, aux murs peints à la chaux mais, avec à l’intérieur, piscine, jacuzzi, terrain de tennis, chambre froide, chambre forte, bref tout le nécessaire vital des richissimes attirés par le désert, pas très loin à quelque heures de route, en 4/4 silencieux ( et polluants ) entièrement électroniques, équipés afin de venir à bout de tout, de la chaleur étouffante, des dunes de sable, de l’orientation.

Ces célébrités connaissent l’île depuis des décennies, elles vous diront - en tout cas celles qui sont restées abordables - que ce n’est plus la même chose, que l’île est dénaturée, envahie, désenchantée. Elles vous parleront du passé, du vieux Djerba et des vieux Djerbiens.

Les Djerbiens authentiques sont des artisans, des travailleurs manuels comme il y en a plus, des épiciers, des tisserands, des cordonniers - qui vous ressemelle pour la énième fois une chaussure qui a plus de dix ans de vie - allez savoir - et plus d’un porteur à son actif.
Ils sont là, presque à l’aube, devant leurs échoppes, de part et d’autres des étroites ruelles, à l’œuvre, tout à l’œuvre. De temps à autre, des propos rapides, une courte réflexion, rien qui les distrait trop longtemps de leur ouvrage.
Des touristes passent et repassent fréquemment aux trois quarts nus, comme jamais ils ne feraient chez eux. Les Djerbiens - amateurs - de femmes voient tout, toujours tête baissée, jaugent sûrement plus les mollets que l’ensemble puisqu’on ne les voit presque jamais lever la tête, à moins qu’ils ne soient à l’aise avec des pratiques d’un temps révolu inconnues des gens de maintenant.
Le corps féminin est apprécié, pesé, soupesé, noté à chaque fois dans une discrétion impossible à décrire. C’est à se demander s’ils n’ont pas des yeux ailleurs qu’à l’endroit habituel.
Preuve de l’exercice de la vision, le sifflotement, toujours tête baissée auquel répondent d’autres sifflotements. Le message est passé. Un tour de passe-passe. Les vieux artisans djerbiens sont pudiques entre eux. Je ne sais pas d’ailleurs si c’est de la pudeur. De leurs épouses, ils ne parlent jamais entre eux mais de la femme, les plus hardis osent des plaisanteries voilées, des allusions, des rapprochements avec le soleil, la beauté éclatante, la lune, la blancheur de la peau très appréciée des Djerbiens, l’abondance, l’embonpoint…Des goûts masculins d’une autre époque, machistes, profondément gravés dans certains imaginaires fantasmatiques d’hommes du Sud, du Nord peut-être même, qui sait. (Du nord du Sud, du nord du Nord ou plutôt du sud du Sud? A s’en mêler les pinceaux ce cloisonnement de la planète. )

Le corps de la femme, l’admiration et le désir qu’il suscite passent chez les anciens plutôt par le silence.
Djerba est une société patriarcale où la pudeur est de rigueur, où la femme est paradoxalement aux commandes, où le désir du corps est partout, où tout se fait dans le silence, où chacun ferme les yeux tant que les apparences sont sauves, où le scandale n’arrive jamais car aussitôt étouffé sous les yoyos des femmes. Jamais le bienvenu.
Les Djerbiens qui vivent dans la capitale ont souvent poursuivi des études très poussées dans diverses branches. Ils ressemblent très peu à leurs parents et grands-parents. Beaucoup ont fait fortune dans le commerce artisanal en vendant des terres à Djerba que leurs ancêtres avaient payés trois fois rien ou qu’ils n’avaient pas du tout payé. Ce n’était pas dans les pratiques de l’époque, il y en avait pour tout le monde et c’était à qui est arrivé le premier.
Ces Djerbiens-là passent le mois d’août sur leur île natale. Ils sont accueillis avec tous les honneurs dus à leur carrière professionnelle avec un petit plus, quasi religieux, accordé à ceux que l’on sait être médecins, chirurgiens et autres fouilleurs du corps humain.
A Djerba, ils reprennent la djellaba, un accent du Sud souvent oublié en route pour se fondre dans le socialement correct des grandes villes, des habitudes et une simplicité de vie que la capitale leur a fait oublier et que le découpage horaire n’autorise pas. Et ce sont les petits cafés arabes des vieux quartiers où la silhouette du père est encore visible, les gargotes populaires, la voisine centenaire à laquelle on rend visite les bras chargés de cadeaux, après avoir glissé des couffins débordants de provisions.

Sarah a séjourné durant une assez longue période dans un Dar, une sorte d’hôtel de charme fait de petites maisons individuelles avec service personnalisé, petite piscine privée, cour intérieur, à l’architecture typiquement arabe, toits de voûte, murs hauts peints aux couleurs chaudes, arabesques aux fenêtres, jasmins, bougainvilliers fuchsia et blancs, muguets dans des pots de terre cuite couleur brique. Le tout dans un silence amical. Ces Dar sont appréciés de nombreux artistes et écrivains, dont beaucoup d’occidentaux, qui séjournent assez régulièrement à Djerba. Ils y trouvent la sérénité nécessaire au travail intellectuel et artistique.

Sarah a beaucoup sympathisé avec la femme de chambre, obtenu d’elle qu’elle lui change les draps tous les jours et non un jour sur deux comme c’était dans les habitudes des Dar. Pour Sarah, du neuf tous les jours est une garantie de durée. Elle connaissait ses petits problèmes, sa maniaquerie, les gérait assez souvent ou n’avait pas toujours envie de les gérer, se laissait aller à ses hantises…Mais l’heure n’est pas à Sarah. Laissons-là pour l’instant.

F. se confiait à elle. Elle était divorcée, avait des problèmes relationnels avec ses enfants aux prises avec l’adolescence, avec sa fille notamment. Elle réclamait en silence un père absent. Un irresponsable selon F. parti courir les occidentales qui n’a jamais su gagner un sou à la sueur de sa chemise mais bien à celle de ses caleçons.

F. était dépendante d’un amant oriental qui venait quand bon lui semblait et dont elle était profondément éprise. Elle faisait part à Sarah de ses nuits d’amour torrides et de ses attentes douloureuses.

Leurs rencontres avaient lieu dans un petit hôtel de ville en plein milieu de Houmt Souk. Là où il n’est pas permis de se trouver si l’on craint que l’on jase, là où elle se rendait à n’importe quel moment dès que l’amant donne signe de vie, dès qu’il veut consommer, dès qu’il lui est possible, à elle, d’aimer.

Au milieu du souk, les yeux voient tout, les langues ne se délient pas. Les visages dodelinent, acquiescent. Le corps a ses raisons.

F. demandait gentiment à Sarah si elle pouvait fumer une cloppe dans la courette tout en s’affairant promettant de n’y rien laisser paraître, de vaporiser afin qu’il n’en reste rien, de mettre du muguet partout afin que le soir tout embaume avec la légère fraîcheur qui annonce la nuit.
Fumer pour une femme est d’un vulgaire et d’une honte, disait-elle! Les hommes avaient horreur de cela ! Et ils avaient raison sur ce point-là.

Sarah, dont l’apparence physique était plutôt occidentale, encourageait sans le savoir, F. à se confier et à révéler des pans de sa personnalité qu’elle n’irait peut-être jamais confier à des amies de la région. D’ailleurs, malgré les tentatives de Sarah, de lui expliquer qu’elle comprenait ses problèmes et ses craintes, ses angoisses, sa peur pour sa réputation. Qu’elle comprenait l’île, le pays, la mentalité, F. était totalement sourde. Pour elle, Sarah était d’ailleurs, une occidentale, qui écrivait du matin au soir, qu’elle trouvait bizarre.

Chacune son vécu, son passé, son histoire, ses douleurs. L’air extérieur, chez les gens simples, autorise ou n’autorise pas la vraie communication. Pour F., Sarah est une extra-terrestre qui ferait mieux d’aller vivre vraiment sans livres, pinceaux et carnets qu’elle noircissait. Un si beau corps, un si beau visage, il faut que ça se montre, que ça vive vraiment! On est femmes après tout.

Sarah s’amusait, elle était interloquée. De retour chez elle, elle narrait les contradictions, les bizarreries, la drôle de morale des habitants de l’île, le qu’en-dira-t-on silencieux, le statut de la femme, le faux patriarcat, les pratiques religieuses appliquées et tournées en dérision…

Une amie à elle, originaire de l’île, femme intelligente et affranchie, heureuse à chaque fois que l’occasion lui a été donnée de parler du bled ( dans le sens tunisien : la terre natale ), de ses ancêtres, lui conta une boutade, qui à elle seule, résumait toutes les contradictions de Djerba.

«  Certains travailleurs immigrés qui avaient du mal à joindre les deux bouts, restaient quelquefois un an à deux sans rentrer chez eux, laissant femmes et enfants livrés à la grande famille. Lorsqu’ils ramassaient suffisamment d’argent pour pouvoir inonder de cadeaux l’ensemble des proches, ils prenaient le chemin du retour et il leur arrivait quelquefois de trouver leur foyer égayé par la venue au monde d’un magnifique bébé.

Bienvenue aux présents de la couche! disaient-ils, à leurs épouses radieuses et plus que jamais éprises de leurs hommes! »

Et ce sont les babioles d’Occident, pour bébés, importées de Chine, qui pleuvent, payées au prix de durs labeurs, de sacrifices, d’humiliations et de mauvais traitements quelquefois.

Sarah était prise d’émotion!


23/6/2007

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