Le corps tendu, les tendons raides, la peau perméable, elle était exposée aux fléchettes des innombrables tensions. Son médecin la prévint, il fallait des bouches d'aération, des soupapes. Changer de direction, balader son regard, la quarantaine et toute cette route. Sauf que les passionnés ne se sentent pas en années mais en désirs.
Toutes ces opportunités de s'en aller, de se refaire, de se construire encore, de continuer son tissage avec des fils nouveaux...Peu d'intérêt, elle ne s'était jamais inscrite dans l'achat compulsif et savait cultiver un bien déniché, l'enjoliver et le solidifier. La continuité, l'amour, le désir de bâtir et de bâtir et d'encore bâtir à croire qu'elle en a été sevrée. La psychanalyse n'est pas vérifiable et elle n'avait rien à vérifier.
Rester, être, être heureuse, donner, inculquer et l'obsession de construire, tant est forte la conviction que l'existence est don de soi et que l'autre est moi.
Elle venait d'une sphère où la femme était entretenue, le mari prospère, l'ascendance aisée. Très tôt, un proche d'exception, très rangé, qui ne pensa pas un seul jour qu'elle pouvait ne pas lui appartenir lui dit à brûle-pourpoint que plus tard, elle n'aurait qu'à rester belle et finement apprêtée. Ce fut une mauvaise idée et il ne s'en rendit jamais compte.
Il semble que son féminisme exacerbée vint également de là, belle et finement apprêtée pour un homme et rien que cela, c'était gommer toute sa puissance en gestation, ignorer son bouillonnement intérieur et tout ce qu'elle devinait comme force étonnante en elle. Une folle des livres et de la plume à l'âge du gros bouton sur le nez et des mots à en revendre, des certitudes de nulle part, du répondant en-voici en-voilà et tellement d'aplomb.
Le 6ème du nom ne l'intéressa jamais - son alter ego, car elle le sait aujourd'hui - ne put jamais la mettre en émoi, ni mettre en effervescence ses attentes. Elle s'attela à chercher l'Autre, l'altérité, la différence, la singularité - le prix fut cher à payer.
La différence pour voir, s'ouvrir, s'étonner, comprendre, vivre - mais aussi manquer, reculer, s'abstenir et refuser mais cela c'est pendant, sur le tard et aujourd'hui.
La différence pour voir, s'ouvrir, s'étonner, comprendre, vivre - mais aussi manquer, reculer, s'abstenir et refuser mais cela c'est pendant, sur le tard et aujourd'hui.
S'ouvrir a souvent été l'équivalent d'escalader le mont Everest avec la force en moins et les vertiges du risque mais jusqu'au bout, ce qui fait du trajet une vie avec tout bêtement et tout magnifiquement des hauts et des bas. Des hauts vertigineux et des bas bas. Il n'y a pas d'autres mots.
Et puis travailler, travailler, se mêler, sortir, écouter, sourire, engager, donner et puis donner et encore donner, et prouver, et donner à voir, et rassurer..."Je suis toi, toi en une couleur mienne". C'était son moyen de se faire reconnaître.
Et puis un jour radieux, un jour électrique, un jour de doutes et d'attentes heureuses, un jour de délire et d'appréhension, un 14. Au diable avoir pensé à quitter les lieux! Joie imperceptible d'avoir freiné une certaine liberté, enfoui un désir de respirer des airs d'ailleurs, un village du Moyen-Age notamment, elle si férue d'Histoire.
Un 14 irradiant, tous les espoirs et tous les possibles de la terre se redressaient, elle n'aurait plus à écrire uniquement sur le conflit du Proche-Orient, sur des sujets généraux du Nord et du Sud, à peindre une vision idéaliste d'un monde meilleur.Les entourloupes de la honte et une langue châtiée comprise d'une minorité digne de Jean d'Ormesson.
Un 14 mirifique, un souffle rare, des effluves d'une liberté oubliée ou plutôt jamais vécue. La Tunisie lui appartenait, elle en était une citoyenne au sens occidental du terme - une réalité - et elle s'exprimait.
Soa était emportée, assaillie : informations, réseaux sociaux, coups de téléphone, amis à l'étranger. Et puis, O au Sud de la France, à vouloir tout saisir, participer, la voir. Un être d'exception celui-là et si insupportable. Un amour mais pour une autre fois.
Et vlan ! Le résultats des élections. Et Nad qui lui trouvait du bonheur débordant jusque dans son sourire, un épanouissement de tunisienne si fière de son pays. VLAN et puis VLAN ! Les Islamistes aux commandes! Soa est à des milliers de lieux de la pensée islamiste en musulmane de naissance. Un gouffre impossible, une incompréhension initiale. Des attentes si "bassement" et fondamentalement humaines mais une réponse transcendantale, si peu à point, si inconséquente, un delirium de sixième califat alors que l'empire ottoman était si loin et depuis des lustres.
Le désir de démocratie était si intense qu'il fallut s'y faire, le diktat des urnes, la dictature de la majorité, le peuple tunisien et ce malgré cinquante ans de scolarisation obligatoire et toute l'ambition moderniste du maître Bourguiba, en pleine puissance politique. Et presque immédiatement des discours incohérents pour Soa : voile et voile intégrale, sabres et facultés assiégées, polygamie et mariage coutumier, femme complémentaire, prédicateurs de tout poil - c'est le cas de le dire - agressions d'hommes de presse...
Le voile pour s'y arrêter un court instant était aux antipodes de Soa. Déjà que pour elle, oreille, nez, cou et poitrine se valaient, qu'elle était adepte de l'égalité des organes du corps avec un petit plus pour le coeur par égard à sa fonction de réacteur et de pompiste. Et elle savait à quel point les décharges du regard étaient opérationnelles alors les cheveux ! Pour tout vous dire, et en personne libre dans ses réflexions, libre de l'usage de son atout d'humaine : sa matière grise, convaincue que la logique du Créateur lui autorise des routes personnelles, elle n'y adhérait pas d'un iota. Et puis une éducation avec un leitmotiv, le même et toujours, à sonner dans sa tête : ne pas se laisser guider, n'appartenir qu'à soi, cogiter avec le seul instrument de connaissance certaine : la raison.
Un géniteur croyant et moderne, respectueux et dans la gêne dès qu'il s'agit de trancher sur des notions telles que le destin et la prédestination. Un croyant sans prétention de réponses définitives et qui préconisait l'usage de la raison et de la conviction intime.
Un géniteur croyant et moderne, respectueux et dans la gêne dès qu'il s'agit de trancher sur des notions telles que le destin et la prédestination. Un croyant sans prétention de réponses définitives et qui préconisait l'usage de la raison et de la conviction intime.
Les géniteurs, une histoire d'amour et des marques indélébiles.
Aujourd'hui, le temps a une élasticité très conjoncturelle, les gouvernants s'enfoncent d'incompétences en bévues, de maladresses en erreurs et en bourdes, de fautes en manques de discernement, de non-voyance à l'opportunisme, à la braderie du pays...Soa est au point mort, le discernement est fantasque, le pays est un atelier d'apprentissage, le potentiel laisse à désirer, les voix discordantes, le lèche-bottisme en hausse vertigineuse, le modèle du passé proche pointe son nez, la dépression est générale, et des jeunes meurent et quelle que soit leur obédience, ce sont des jeunes, des Tunisiens longtemps ignorés et longtemps dans l'indignité sociale et professionnelle tant il est vrai que le travail, le droit, la liberté sont incontournables pour le bien-être de la personne humaine et son désir de vie.
Les forces s'amenuisent, la volonté devient aléatoire, le moral tangue, l'écoeurement est au bout du couloir mais Soa reste debout, se redresse rapidement, ajuste ses tirs, se fait entendre, hurle son désaccord, affiche son moi.
Une Tunisie plurielle, et pourquoi pas ? Mais halte à ceux qui s'amusent à nous faire faire des embardées dans le sens inverse des aiguilles de la montre. L'avenir appartient à nos enfants et parce que nous rêvons de vivre en modernité et que le bleu unique du ciel de Tunisie aspire à la même chose, pour Soa la résistance continue.
Une pensée profonde, un respect à la douleur d'un père, honnête homme, qui perdit son fils, chef salafiste, tout jeune homme parti pour des convictions, les siennes, mais des convictions et un combat. Une vie fauchée, celle d'un des nôtres se dit Soa, un Tunisien avec lequel elle n'avait aucune conviction commune.
Article suave où sensibilité et raison sont délicatement mêlées. Soa est-elle la Tunisie? Certes par sa beauté, ses attentes, ses déceptions. Mais elle est surtout toi, moi et des centaines de milliers d’autres femmes (et d’hommes) aussi passionnées, aussi raisonnables, aussi actives et volontaires qui n’accepteront jamais de retourner dans les ténèbres entretenus jalousement par des esprits d’un temps que l’on croyait révolu à jamais, et qui se battront jusqu’à leur dernier souffle de vie pour une Tunisie moderne, plurielle et tolérante.
RépondreSupprimerTrès touchant, également, ce bel hommage pour le jeune tunisien aussi passionné que Soa, bien qu’appartenant à des univers diamétralement opposés, qui a choisi d’aller jusqu’au bout de lui-même, de ses idées, de ses convictions. Paix à son âme.
Merci de faire de tes commentaires des écrits si vibrants, je ne m'étais pas trompée, tu as ce je-ne-sais-quoi des créateurs qui fait que ton regard sur les choses est beau et fécond. Affectueusement.
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