jeudi 31 juillet 2025

Ismahane, mon amour, fin

 

Épilogue 







  

Ismahane est partie en mer comme elle le souhaitait. Elle manquera à Farid, à Étro et aux autres qui furent présents dans sa vie. Elle lui manquait à lui de son vivant, donc de ce côté-là, il n’y aura pas trop de changement. Il la raya de sa vie assez tôt. Néanmoins la porte des émotions qui creusent - qui était entrouverte au gré des jours - est largement ouverte depuis l’urne. Un vécu au couteau, un avenir au couteau, des tribulations psychiques …


Ismahane est partie à tout jamais et au bout de quelques jours, tout rentrera dans l’ordre et ce sera comme si elle n’avait jamais existé. Sauf pour lui. Elle aura eu pour elle le vécu qu’elle s’était choisie et c’est tant mieux. Elle fit de sa vie ce qu’elle voulut, sans amour, mais avec du plaisir. Elle l’avait dit elle-même. 

Une vie de plaisirs, son choix. Ou peut-être parce que l’amour est autrement plus exigeant. L’amour est difficile, il a ses lois et l’incomparable honnêteté qui lui est inhérente. L’amour a aussi son temps, sa rigueur et ses impératifs. L’amour est douloureux et il peut être impitoyable. Elle n’avait pas eu la possibilité de choisir l’amour et elle a dû se rabattre sur son ersatz, sa version mercantile … Et elle perdit en route sa plus belle personne. C’est qu’Ismahane avait sa superbe et son orgueil, elle aussi et qu’elle refusa d’abdiquer.

 

-              Je serai aimée et j’aimerai. Les corps.

 

Un pis-aller, mais elle y mit de l’ardeur et de l’esthétisme pour croire en elle. Ismahane, mon amour. Ainsi était-elle appelée par ses hommes, dans le désir et l’élégance. Parce que sa vie ne regardait qu’elle et que nul n’avait le droit d’objecter. C’était une Dame. Une Dame libre qui croyait au consentement et au consensus. Une adulte intelligente, fine et à la destinée tragique même si elle faisait montre de l’exact contraire.









 

Qui êtes-vous pour juger ?

Qui êtes-vous pour prononcer des sentences ?

Qui êtes-vous pour laisser tomber le couperet ?

De quelle morale, parlez-vous, au vu du déterminisme des existences, des vies et des enchaînements de situations et d’épreuves ?



C’est comme pour Sam, parti à la trentaine, alors qu’il voulait aimer et vivre. Sam qui connaissait par cœur le moindre de ses grains de beauté et qui en forçait la couleur. Sam, l’Italien, si beau et si rieur qui découvrit l’amour des hommes à quinze ans.


-   Je suis bizarre, disait-il. Différent. C’est mal pour tous ou presque. Pourtant, c’est en moi. Je vais contrer pour être l’homme qu’ils veulent.

 

Et il partit, squelettique, du mal des orifices, comme ils disaient triomphalement et hideusement. Sam, l’irrésistible. Tu fus le meilleur.


 

Qui êtes-vous ?

De quel droit, fouillez-vous les orifices, quand il s’agit d’amour, de passion et de pureté ?

Des inquisiteurs et des lyncheurs, aux rictus inhumains, assoiffés de sang et de tueries.









 





 

mercredi 30 juillet 2025

Ismahane, mon amour 7

 











Quand le temps se précipite, qu’ensuite il devient fou, s’éparpille à ne plus savoir couler, bute contre tout ce qui barre sa route, les choses se compliquent. Gravement. 


 

Il fut réveillé à quatre heures du matin, prit une douche froide, s’habilla lentement malgré les battements nerveux de son cœur, mit un soin spécifique à être élégant, se fit beau, très beau … 

Quelque chose dans sa poitrine lui coupait presque le souffle et il sentait un océan lacrymal qui voudrait s’exprimer, déferler … Sauf qu’il arrêta, chirurgicalement, de pleurer à six ans, sous une forte injonction de son géniteur, qui trouvait aux larmes une faiblesse inadéquate aux hommes, ce qui mit la Mama dans une colère indescriptible.

 

-     Qu’il exprime sa sensibilité ! Il ne vient pas du siècle dernier et c’est mon fils. Je l’ai porté et je le veux clair et décanté, lui dit-elle.

 

Les hommes sont solidaires des hommes et les femmes solidaires des femmes et c’est tellement stupide. L’humain devrait être solidaire de l’humain sans distinction de genre et sans corporatisme. Mais le monde se plut à fabriquer de l’idiot, du faux, des mensonges et des mythes pour se compliquer l’existence et pour ensuite chercher des solutions de réparation au bazar que lui-même créa. 

 

Il prit la route la plus douloureuse du monde, vers chez elle, qu’il aima plus que n’importe qui et qu’il haït du plus puissant de lui-même. Il n’avait pas besoin de se faire violence, il l’était depuis plus de quinze ans, mais là, c’était le souffle court, des émotions diverses qui le tambourinaient de l’intérieur, une fièvre de l’esprit absolument étrange, comme des oppressions fortes, prometteuses de bleus qu’il sait, quelque part dans le peu de rationalisme qu’il avait à ce moment-là, difficilement délébiles.

 

Il avait à l’oreille sa voix altérée par la conscience de sa fin.

 

-   Viens. Faisons la paix. Il reste peu de temps. Rien n’a plus aucune valeur et je ne veux pas perdre de vue la tienne. Malgré tout. J’ai fabriqué un tas de choses pour oublier ton absence. Peut-être que ce n’était pas toujours du meilleur goût, mais c’était le prix pour croire au bonheur. Je me suis gavée de plaisir pour oublier l’amour. Viens. N’oublie pas, ma demeure éternelle : la Bleue, au cas où tu ne viendrais pas à temps. Tu as été, malgré les jours, malgré les nuits, les colères et les hurlements, l’orgueil démesuré, bête et méchant, ma plus belle créature. Ma chair. Trop ressemblants, voilà pourquoi. Allez viens.

 

Et il n’alla pas. Il n’alla pas à temps. Il n’en eut pas la force. Ou alors, c’était pour aller jusqu’à la limite de l’orgueil. Non, tu m’as trop heurté. J’ai trop souffert. Une mère n’a pas le droit d’être ainsi. Non, non et non !

 

Il arriva. Reçut l’urne des mains d’un monsieur bouleversé. D’autres étaient là, la mine déconfite. Il serra quelques mains assez vite, malgré lui, nota que le monsieur du départ vaquait à tout. Un ami proche, pensa-t-il. Des amis proches


Il eut étonnamment de la sympathie pour cette présence masculine serrée, tout particulièrement pour leur chef de fil, comme s’il voulait les implorer de l’aimer encore afin qu’elle revienne et qu’il puisse mettre genou à terre et enfouir sa tête dans son giron. Tu m’as tellement manqué !

 

Il ne se rendait même pas compte que des larmes froides inondaient son visage, mouillaient son cou, imbibaient sa chemise blanche. Il entendit le monsieur lui dire que sa mère était une Dame comme il y en avait peu, une artiste aux doigts magiques, une créatrice rare …



 

Maman, c’est pour toi que j’ai mis ce costard, cette chemise impeccable, ces chaussures nickels. Maman, on ira vers la Bleue. Ne t’inquiète pas. Nous l’aimons tous les deux. Nous y allons. Pourquoi Maman ? Pourquoi ? Tu as raison : le temps est un fils de p… Le temps nous domine. Je n’ai pas pu. L’arrêter et puis réfléchir et puis courir vers toi. Je crois aussi que je t’aimais comme un fou, voilà pourquoi. Un peu comme eux, ici présents à te pleurer. Ce n’était pas possible, pas concevable … J’avais une colère sourde, noire, collante et explosive … Je ne peux pas tout te révéler. Je voulais avec mes mains … Maman, maman !

 

 

 










mardi 29 juillet 2025

Ismahane, mon amour 6










 














Il y a la fatale Ismahane, la belle et la passionnée, la forte et la redoutable, l’épicurienne et la libre … Et puis, il y a le mal, un diktat sorti de nulle part, un corps qui perd son autonomie et sa régularité, un regard qui s’ouvre démesurément et l’obligation de suivre au pas et d’attendre.

 

« Le temps change et je perds mon emprise sur les choses, » constatait-elle.

 

Elle avait l’esprit en déroute entre patience et suivi des impératifs médicaux, colère subite, déni et conscience de nouveau … Certains matins, elle se levait avec les automatismes d’avant le choc - organiser sa journée, aller très fréquemment vers le soir et les plaisirs - et très vite, quelque chose de violent montait de ses tréfonds, un mélange de peurs diverses, de nerfs à vif, de refus d’accepter la nouvelle situation et de poussées d’en finir elle-même, avec ses propres moyens, pour rester maîtresse de son corps et de sa vie. 

 

Des émotions puissantes qui déferlent, qui agissent et qui invalident. Et puis, se faire force, calmer le flux, apaiser son intériorité psychique, fabriquer de l’espoir et se mentir délibérément : je suis la meneuse de ma ronde de vie

Se mentir pour un temps, toujours plus court. 

 

La passion des corps paraissait fade, c’était nouveau. Un corps malmené. Comment parler d’amour et d’abandon ? « Se mentir est tout ce que je possède pour le moment, » se disait-elle. Et elle repartait dans la vie et elle humait des parfums légers et appelait Farid : 

 

-     Un peu d’amour mon ami. Ça rallongera nos vies, lui disait-elle, dans un souffle de sa fabrication.

 

À combien de jours était-elle déjà ? Allait-elle pouvoir continuer à taire sa réalité ? De quelles manières contrarierait-elle ses hauts le cœur, ses hauts le corps ? Farid et Étro, voyaient-ils, ne serait-ce qu’un tressaillement révélateur de ses moults remous ?


Et puis, sa vie défilait sous ses yeux. Dix fois par jour. Elle pensait à lui qui l’abandonna à seize ans, qui l’oublia, qui prit plaisir à sourire à ses souffrances. Elle se souvint du jour où il lui dit qu’il serait heureux si elle venait à mourir. 


-              Je ne mourrai pas. Pour t’épargner. Et j'aime vivre, lui dit-elle.

 

Et il partit d’un grand éclat de rire méchant, claqua la porte et s’en alla. Elle ne l’avait plus revu. Quinze ans d’absence. Pourquoi ?

Elle avait tout compensé par le plaisir corporel. Je vais me fabriquer du bonheur au quotidien. Je le vaux bien.

Allait-elle lui faire savoir, à lui, le mal rongeur et ricaner aux répercussions intérieures ? Les siennes ? 

Elle savait ses bleus d’enfant malmené, d’enfant à l’oreille obsessionnelle, d’enfant désireux de pureté absolue.

 

-          Étro, on dîne ce soir. Léger. Et on s’aime, lui proposa-t-elle.


 

-     Ismahane, mon amour, cela faisait un moment. J’apporterai ton Porto. Ismahane,   Ismahane ! À ce soir. 



































À suivre 







 

 

 

 

lundi 28 juillet 2025

Ismahane, mon amour 5

 



Je ne voudrais jamais me sentir seule, se dit-elle. Mes hommes n’en sauront rien. C’est moi avec moi-même.





 

Faire du plaisir la ligne directrice de sa vie est une addiction comme une autre. Et quand inopinément le mal s’invite, les choses se compliquent doublement. 


Ismahane avait pris la résolution de n’en rien laisser paraître. Son corps était sa propriété et elle l’avait toujours géré comme bon lui semblait. Et puis, c’était une esthète pure et une jongleuse des airs du bonheur physique et elle se rendait compte qu’elle était frappée dans sa passion même. C’était soit déclarer sa mort lente soit continuer à vivre incognito sans s’exposer aux interprétations qui ne manqueront pas et à la disparition de tous. 

Elle savait depuis sa maturité - assez précoce - que toutes les relations humaines étaient, par nature, basées sur le profit, consciemment ou inconsciemment, ouvertement ou secrètement et elle savait que l’amour était, dans le fond, l’amour de soi fondamentalement. 

A la Olievenstein. Là-dessus, elle avait des convictions solidement ancrées. 


 

-     Nous ferons le nécessaire, dans la discrétion, dit-elle à son médecin. Tout le nécessaire. Mourir équivaudrait à ne pas pratiquer l’amour. Je ne me le souhaite pas. Et je ne voudrais surtout pas sentir le chimique. Là-dessus, je compte sur vous, trouvez-moi la solution.


 

Et ce fut le début d’une vie double, secrète, lourde et difficile. Mais elle tint bon. « Mourir a du bon, quelquefois, » disent certains. « Je ne vois pas en quoi, » se disait-elle. Mourir, c’était partir pour elle. C’est-à-dire, perdre l’unique possibilité d’être doté d’une conscience et de l’utiliser selon son choix. L’unique. Du moins, selon les lois physiques de la vie sur terre. 

Cette chose qui débarqua dans sa vie sans crier gare commandait toutes ses pensées, les poussait dans toutes les directions, dans les moindres coins et recoins et elle alla jusqu’à convenir que s’il y avait variabilité de son être physique, cela voulait participer à un phénomène de transformation et de transfert vers une autre forme de vie où son corps serait le plaisir de moults espèces … Son esprit en feu s’essayait à toutes les théories et son corps, au retour chez elle, douché, astiqué, enduit de crème légère, aux senteurs océaniques, s’adonnait scrupuleusement à l’amour, à l’abandon, à ce qu’elle appelait depuis toujours : le temps hors temps du désir infini et de la petite mort passionnée. 


Et les jours passaient et le temps se muait en temps et les odeurs lui donnaient des hauts le cœur et elle aimait violemment, mais la violence avait changé de teneur et laissait place à quelque chose de lent et de fantasque qui n’avait pas de nom.



-   






Serais-je en train de lâcher Le morceau ? Serais-je en train d’assister à ma future disparition ? Pourquoi l’amour a-t-il un goût autre ? Vais-je abandonner la partie à cause de cette mollesse qui m’ouvre les articulations ? Non, il me faudrait bien plus que cela pour accepter le gratuit. Je vais me battre jusqu’au sang, se répétait-elle. C’est exactement comme l’amour, participer fort et arriver au port des heureux et de la Grande plénitude. 







 

À suivre