- Je reviens vers vous parce qu’il y a l’impérieux désir de dire. Vous me demandez d’être juge et partie, ce n’est pas chose aisée et je ne serais pas venu vers vous. Vous m’en demandez trop. Savez-vous ce que cela coûte pour un homme de se délivrer dans ces cultures du silence ?
- Ne croyez-vous pas que le temps est précieux ? Sinon pourquoi je vous demanderais de vous mettre vous-même à contribution pour aller de l’avant et quitter le plaintif.
- Je vous le répète : le délestage n’est pas achevé. Je veux dire les choses et cela est venu après tellement de difficultés. Ne me dites donc pas de passer de suite à l’étage supérieur. Mes rêves se sont effrités, mais je les porte toujours au cœur de mon être, même si j’ai moins la flamme de les mener à bien.
Il y a aussi ces années de recroquevillements que je n’ai pas vu passer. Je campais sur moi-même dans un corps plié, noué, destiné au silence malgré tout …
Le temps est précieux, cela va sans dire, mais il y a les miasmes de l’esprit et du cœur, les miasmes de la psyché qui eux se meuvent et vivent dans une autre temporalité et là, je ne peux rien y faire.
- Le rire dédramatise tout et nous installe d’emblée dans une distance vis-à-vis de nous-mêmes et de nos tourments. Le rire réveille en nous la nécessité du bonheur léger et, par là, le désir de l’atteindre en oeuvrant dans cet objectif.
- Mais vous omettez les 58 ans, les rêves avortés … Il y a comme une grosse fatigue, mais aussi un désir intense de vivre et de rattraper les années figées à essayer de trouver l’échappatoire … Il y a un phénomène agissant, une sorte de précipitation suivie de halètements … souvent difficile à vivre. Ça coupe le souffle et on est fatigué assez vite, à ne pas trop savoir par quel bout mener les choses. Alors même que l’esprit tourne à pleins poumons. Et moi je viens chez vous pour accoucher de tout cela, peut-être qu’une certaine maïeutique sera prometteuse et féconde.
Alors ne m’infantilisez pas en me demandant illico presto de réintroduire le rire, aux oubliettes depuis des lustres. Le rire oublié, sacrifié, égaré ... Comment voulez-vous que je mette la main dessus ?
Évidemment que vous allez m’aider, néanmoins pour l’instant j’ai besoin de purger les passions parce que tous les conduits sont obstrués et que le fait que je sois là est déjà une infime lumière. Je ne suis pas sûr d’être cohérent dans tout ce que je vous dis, mais je dois me délester de bien des choses. D’abord.
Me délester de mots, de maux, de blessures, de rêves perdus, de courte vue, de désaveu de soi, mais aussi d’amour de soi bradé et puis perdu. Je dis la chose et son contraire ? Sûrement et c’est là précisément où le bât blesse et le bât blesse vraiment. J’ai eu une existence d’homme seul, sans voix, d’homme difficile et réfractaire à tout ce qui n’émanait pas de lui. J’ai voulu le bonheur, oui, je crois, à des moments ponctuels, mais je l’ai perdu en route. J’ai perdu de vue le bonheur. Cette chose si diffuse, si volatile, si peu saisissante et saisissable. Je ne pense pas lui avoir couru après et combien j’aurais dû.
Aujourd’hui je regrette. Est-il encore temps ? Pourrais-je mettre sur pied certains désirs d’antan ? Quelques-uns au moins … Je ne sais pas si mes rêves d’alors et le dur désir ne serait-ce que de frôler le bonheur, sont exactement la même chose. Je ne sais pas aujourd’hui si j’étais dans le partage ou si j’étais autocentré et inconscient des autres …
Peut-être étais-je trop focus sur moi-même avec une courte vue sur les autres ? Peut-être bien ? Vous voyez tout ce déluge d’hier et d’aujourd’hui. Vous voyez bien le nombre de choses auxquelles je n’ai pas de réponses. Ces choses qui m’interpellent, qui me saisissent, qui me ballotent, qui me jettent, qui me percutent, qui ne me font pas percuter … Je ne trouve pas les mots exacts. C’est l’ineffable. Et c’est cela qui fait mal aussi.
Je crois que le rire attendra et nous devrons démêler tout cela.
Pour un homme à la psyché malmenée, quelle clairvoyance ! pensa-t-elle. Le rire attendra, admit-elle, en son for intérieur. Malgré les 58 ans. Il faudra mettre de l’ordre. C’était ce dont il avait besoin. Démêler.
Elle voulait poser un pont pour lui faire hâter le pas. Il lui avait damé le pion.
- Quitte à mourir sans parvenir au rire, dit-il, avant de quitter le cabinet.
- Nous régulerons la vitesse pour ne pas embarquer dans une croisière sans fin.
Il lui fallait les commandes pour décider du tempo.