dimanche 24 novembre 2024

Bonsoir ma Soeur, 3

 















Il alla vers la mer. C’était un matin de janvier. Il adorait le froid glacial et la Bleue était là à l’attendre, comme à chaque fois. 


La mer, cette Amie de toujours qui savait tout de lui, de sa nature profonde, de son enfance, de ses fêlures … Aucun ami ne la valait. Lui-même la connaissait intimement : son calme apparent, son écoute, sa générosité, son tumulte intérieur … Il savait aussi sa perfidie, ailleurs, là où sous la colère, elle rasa tout en se déployant. Mais ce n’était pas sa Bleue à lui dont les excès se limitaient à de l’agitation l’hiver, à de la noirceur au cœur du froid, à des rejets variés les jours de grande révolte … 


Sa Bleue était bordée aux trois-quarts, elle avait une petite ouverture à l’ouest, ce qui faisait d’elle une Mare protégée, aux mille et une espèces marines. Cette mer intérieure, comme l’appelait Pline le Romain, lui ressemblait beaucoup : condensée, recroquevillée sur elle-même, isolée ... Elle ne s’autorisait qu’une petite porte comme pour se prémunir de tout danger. Une mer intimiste, solitaire, réservée et soucieuse de sa sérénité.


Il la regardait profondément et lui parlait tacitement. C’était sa mère, son autre mère, la mère de sa mère et il avait bien l’intention pour la énième fois de lui dire ce qu’il n’osait formuler avec des mots. Il avait du chagrin. Pourtant sa génitrice n’était plus de son monde depuis plus de deux décennies, mais à chaque vague, la blessure se rouvrait, suintait et creusait.


Romain Gary lui vint en tête. Sa mère à lui était d’une tout autre nature que celle d’Albert Cohen. C’était une Russe au verbe haut. Et lui revint en mémoire, la scène qu’il raconta dans un de ses livres quand elle lui rendit visite à l’école d’aviation, du temps où il y faisait son service militaire. Excentrique dans ses atours, cigarette aux lèvres, elle lui fit honte en le prenant dans ses bras avec théâtralité et en clamant qu’il était le meilleur de tous et cela dans un univers masculin fait de blousons-pilote et de tatouages. 

 

« Guynemer ! Tu seras un second Guynemer ! Tu verras, ta mère a toujours raison ! » {…}  « Tu seras un héros, tu seras général, Gabriele d'Annunzio, Ambassadeur de France - tous ces voyous ne savent pas qui tu es ! » La Promesse de l’aube, 1960.

 

Rarement, une narration eut sur lui un tel impact. Sans qu’il fît attention, son visage passait par moult expressions. Il allait du sourire au rictus aux marques de souffrance. C’était qu’il parlait à la mer, qu’il lui disait ses manquements, son hypersensibilité, ses carences. 

 

-    Suis-je destiné à souffrir ? Pourquoi ce ressassement perpétuel ? Je n’étais pas une mauvaise personne. Je n’étais pas un mauvais fils. J’avais et j’ai une belle intériorité. Pourquoi donc ces spleens ? Que n’ai-je pas corrigé en moi ? Pourquoi ai-je toujours choisi la solitude ? 

  

     Non, je ne voudrais d’aucune manière engloutir les autres comme elle le fit. Mais là, maintenant, ici, tout de suite, j’ai précisément besoin de cet engloutissement unique, spécial et liberticide. 

 

De cet amour magnifique et monstrueux que j’ai malmené à souhait. Dites-lui que c’est parce que je l’aime d’un amour passionné que je la pétrissais. Elle comprendra. 

 

Il fallait me donner des ailes. Mais j’ai dû moi-même les fabriquer. Mama, je t’aime tant, mais s’il te plait, laisse-moi tranquille. Je dois pouvoir te loger dans un coin de mon cœur et ouvrir son étendue aux autres. Dites-le lui, elle comprendra. La vie n'est pas souffrance et je connais l’immensité de son cœur. Je veux ranger l’enfant qui est en moi, Mer.


 

Voilà ce qu’il dit à sa mer ce janvier matin, ce qu’il se dit à lui-même, les yeux embués. Ce quart d’heure d’examen des strates intérieures, ce quart d’heure de précision le libéra des remous d’une psyché en papier alvéolé, une psyché qui le ramenait régulièrement à des points de fuite introuvables. Pourquoi ? Comment ? Où ? Quelles convergeances ? Quelle harmonie ? 

 

-    J’ai quand même corrigé. Malgré mes nœuds gordiens, se dit-il. Quand je ferai un transfert de cette passion, Mama, je veillerai à la doser.

 

Il étreignit la mer, l’embrassa, s’en emplit les yeux et s’en alla.





















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