dimanche 27 février 2022

Au nom des Rose

 



 

 I.

 

Je suis Aishé des bas plateaux de Tonkpi, en Côte d’Ivoire, mère de six enfants. Le dernier a deux ans. A l’heure où vous me lisez, je le porte sur mon dos et je frotte sur la planche à laver, les vêtements de toute la fratrie et ceux du père.

Je fus violée à treize ans et depuis nous sommes mariés. Huit ans de cris, de violence, de pleurs d’enfants, de sexe malgré tout et de travail dans la brousse. Je suis née dans la merde et j’y mourrai probablement. Pourtant, je suis appelée La Perle noire et je crois bien que je suis assez belle. 

Sur la place du marché, les légumes sont vendus enveloppés dans de vieux journaux. Et c’est là, où je suis tombée sur une photo de Gaëlle, jeune mannequin de 28 ans, défilant pour l’Europe. 

J’ai 21 ans et je suis penchée sur une cuve remplie de linge à laver. J’en ai pour au moins une heure avant d’autres corvées et je ne cesse de penser à Gaëlle, à sa silhouette, aux toilettes de marques qu’elle porte et en ce point, je suis identique à Konan qui a toujours rêvé d’être un grand footballeur. 

Hier, il me passa encore dessus en deux temps trois mouvements et comme je refusais parce que Koffi n’était pas loin, il m’écarta les jambes sauvagement et fit son affaire.

Je serai Gaëlle, j’irai loin, j’abandonnerai tout et j’aurai les plus belles chaussures ! Parole d’Aishé !

 

 

II.

 

Elle avait peut-être vingt-cinq ans, un visage jovial et une bouche rieuse, de l’embonpoint en excès, en grand excès. Si jeune pourtant. Ses journées consistaient à aller au travail et ensuite rentrer au bercail chez ses parents, aider sa mère à vaquer aux corvées domestiques.  

 

-       Mets la table, ton père ne va pas tarder.

 

Elle s’exécuta. Machinalement. Habituée au silence, à l’obéissance et à servir. 

 

-     Ton frère viendra tard. Tu lui mettras à manger. Moi, je vais regarder mon feuilleton.

 

Nous ne sommes pas en 1970 mais bien 2021. Fatma a suivi une très courte formation qui lui permit d’avoir un job de secrétaire dans une usine offshore. Elle sait donc qu’un monde meilleur existe et qu’il profite de ses services, exactement comme avec sa mère. 

 

-       N’oublie pas, avant de dormir, de prendre ta pilule. 

 

A vingt-ans, Fatma se réveilla un jour ordinaire toute raide, les bras tendus tout au long de son corps. Quand sa mère la vit ainsi, elle lui dit de se dépêcher pour préparer le petit-déjeuner de son père et fut étonnée de ne pas la voir tout de suite acquiescer. 

 

-       Magne-toi, lui dit-elle, en la regardant.


Fatma ne broncha pas. Toujours debout, toujours droite, les bras tendus. Le regard écarquillé vers le haut.

 

-   Mais que t’arrive-t-elle ce matin ? Nous n’avons pas le temps aux amusements.

-       Ils arrivent, je les attends !

-       Mais qui arrive ?

-    Eux. Tu entends, tu entends, dit-elle en haletant mais en essayant de garder la même posture.

-       Mais pourquoi, tu te tiens ainsi ? On dirait un soldat !

-       Je suis un soldat et si tu continues à parler, je t’envoie direct en enfer !

 

La mère recula, alla précipitamment appeler le père. Elle trouvait Fatma étrange, sentait un danger et était d’un coup envahie d’une peur diffuse. 

 

-       Oui, je les tuerai tous. Oui, je le ferai. Non, je ne suis pas l’engraissée. Je suis soldat et j’ai de la force plus que la vieille. Non, je ne vous laisserai pas m’insulter. Vous êtes, vous, moches. Moi, je ne suis pas votre fille. Je suis la fille du juge d’en face et le tribunal est à lui, il en fait ce qu’il veut. Je vous entends, j’entends vos insultes depuis très longtemps. Essayez encore et vous verrez. Mon fusil n’est pas loin. Mon père me l’a donné et m’a dit de réagir en cas d’attaque. Je tue tout le monde, je rentre chez mon père le juge où mon fiancé m’attend.  Ils me trouvent tous belle eux, pas comme vous …

 

Ce matin-là, la vaisselle de la cuisine et du bahut du salon fut arrachée des étagères et jetée à la tête de la mère et du père. Fatma sortit de sa chambre comme une forcenée et se mit à tout jeter. Les hurlements de Fatma, de la mère, du père appelant son fils à la rescousse firent venir les voisins effrayés, curieux, médusés, interloqués. 

 

-       C’est Fatma, c’est Fatma, criait la mère, en sortant de chez elle.

 

Fatma, la silencieuse, fatma l’obéissante, Fatma l’introvertie, Fatma la timide, Fatma la rougissante, Fatma la grosse baleine, Fatma l’esclave de sa mère, Fatma la servante de son père et de son frère … Fatma, l’enfant au coin, l’enfant punie, l’enfant dénigrée et l’enfant empoignée. Fatma, l’idiote, la nulle, la dernière avant le mur. Fatma qui refusa, le jour de la visite médicale, d’enlever ses chaussures parce que ses chaussettes étaient trouées. Qui pleura longtemps du rire des autres, longtemps, longtemps … 

 

Elle mit quatre ans pour aller un petit peu mieux. Le bonheur de Fatma depuis est la pilule du soir. Tout sauf retourner là-bas. Et sa mère, de toute façon, le lui rappelait tous les jours. Au travail, elle faisait tout ce qu’il fallait faire. Elle se faufilait dans son bureau, prenait place et s’exécutait. Heureusement, elle y était seule et son patron était gentil. 

 

Le soir, elle exécutait toutes les tâches demandées par sa mère, mangeait ses chocolats, prenait sa pilule et allait au lit.               


( À suivre )

 

 

samedi 26 février 2022

Écrire

 




Écrire n’est pas se raconter, écrire c’est raconter mais aussi réfléchir. Raconter nos lectures, nos rencontres, notre imaginaire, nos conversations, les relations qui nous ont été faites, de vie, de ruptures, de départs, de passés divers, de mythes anciens …

 

Écrire c’est transcrire. Tout ce que nous avons en nous, nos livres, nos musiques, les autres, l’Histoire, les histoires …

 

Le « je » n’est nôtre que dans le cadre de l’autobiographie qui n’est pas forcément le meilleur des genres, mais qui peut être une impérieuse nécessité. L’autofiction est peut-être plus prenante parce qu’elle combine deux genres et qu’elle laisse grande place à l’imaginaire. 

 

Les yeux du Trépassé ou le M. est une fiction qui découle directement de recoupements divers, de connexions synaptiques, de désir de dire des images mentales ... Les lieux y sont imaginaires, comme les personnages. Les évènements politiques sont, eux, directement et fortement inspirés de 2011.

 

Je fais parler un disparu des zones déshéritées, de la Tunisie post coloniale, de la valeur du livre, de l’université, de l'amour, des noeuds gordiens, des silences sociaux, de l’engagement politique, du corps et du désir, de la mort …

 

Une fiction où chaque mot est chargé d’histoire, d’existence et d’ontologie, d'imaginaire, d'yeux à la recherche d'un je-ne-sais-quoi.



                                                                                                   


mardi 22 février 2022

Librement et volontairement

 




Deux hommes assis au balcon du Pont Neuf. Ils se sourient, esquissent un hochement de tête timide en guise de bonjour. Il est 17 heures. Il fait 3°C. et la Seine est toute sombre de froid. 

 

-       Bien frisquet, dit le plus jeune, un cinquantenaire.

-       Oui, bien froid, répond celui qui semble être le plus timide.

-       Parisien ?

-       Non, je viens du Pays des Libres.

-       Vous me voyez interloqué, dit-il en souriant.

-       Je comprends, dit-il simplement. 

-       Pourrais-je vous en demander plus ? 

-     Le pays des Libres est partout où nous allons. Il est dans la tête des rêveurs mais aussi de ceux qui savent résister.

 

Le cinquantenaire regarda la Seine, il semblait réfléchir. 

 

-   Je crois être un rêveur et je crois que je suis capable de résister. Pourtant, je suis platement de mon pays. 

-       Peut-être que vous pourriez changer d’adverbe, dit le sexagénaire en souriant.

-   Vous avez raison tout est dans les adverbes : notre manière d’être. Pourrais-je vous demander le vôtre ?

-       Je suis librement du pays des Libres. 

-       Évidemment, répond le quinquagénaire, voilà une question de trop.

-       Rien n’est de trop quand il s’agit de son identité.

-       Que voulez-vous signifier cher Monsieur ?

-   L’identité personnelle est un travail de longue haleine, un travail de rupture, d’éloignement, de colère, de constructions, de passions, de défis, d’altérité et de rêves. 

-       Les rêves ne sont que des rêves, ils nous miroitent des eldorados. 

-     Ce n’est pas faux. Mais il y a la praxis, la détermination, la force du bras et surtout celle des neurones.

 

Le quinqua regarda de nouveau la Seine, à croire qu’il regardait défiler sa vie. 

 

-       J’aurais donc pu faire mieux, murmura-t-il.

-       Vous pouvez toujours faire en oubliant les limites.

-       Elles s’imposent d’elles-mêmes.

-    Repoussez-les. Donnez des tours de bras vigoureux et larges, des tours de neurones libres et libérés et voyez. 

-       Que reste-t-il de mes neurones ?

-       Ce qu’il en reste. Pour cela, il y a les neurologues. Consultez et passez à autre chose.

-       Est-ce le Pays des Libres qui vous fait parler ainsi ? 

-       Oui. 

-       Librement ?

-       Oui.

-       Et si vous ajoutiez un autre adverbe ?

-       Volontairement.

-       Je comprends.

 

Ils se sourirent et regardèrent la Seine, forte, vigoureuse, dynamique bien que sombre jusqu’au noir complet.