« Aujourd’hui ma mère est morte. Je n’avais ni le soleil dans les yeux ni la curiosité de ce que mon boss allait penser. Ma mère a mis deux jours à mourir. Elle avait la cinquantaine. Nous étions autour d’elle et, moi, je râlais intérieurement de leur présence. C’est quand même un moment intime. Sa tante aînée et un cousin de mon père échangeaient des regards lourds.
- Elle a le hoquet, ce n’est pas pour tout de suite, dit-il à voix basse.
Elle acquiesça d’un air scientifique. Plus tard, elle vint avec les bracelets de Mama en main.
- Tiens, ce sont les bracelets de ta mère. Range-les.
Je ne compris rien à ce geste plein de sens tus et j’avais envie de la frapper. Pourquoi a-t-elle enlevé les bracelets de Mama ? De quel droit ? Et puis même si elle était sa tante ? Et cet air secret en me les remettant, j’avais envie de les lui coller à la g…
J’avais vingt ans. Comment aurais-je pu saisir cette remise d’or ? Encore aujourd’hui, je trouve ce geste horrible, obscène. Mama aurait été enterrée avec ses choses, ses choses de vie que je ne m’en serais pas rendu compte. Obscène.
Mama est morte de cette boule au sein. Elle ne m’en parla jamais et quand sa jeune tante vint me le dire, je lui dis vertement que Mama n’avait rien et que si c’était le cas, je l’aurais su avant tout le monde. Et pourtant. Une boule qu’elle avait depuis plus d’un an et qu’elle avait décidé d’ignorer. Quand elle décida d’aller consulter, l’oncologue lui dit d’emblée ce qu’elle avait et elle ne trouva pas l’emplacement de sa voiture. Titubante, elle rentra en taxi.
Mon père saisit qu’il y avait quelque chose de grave dans cette voiture abandonnée « là-bas, je ne sais où », mais il préféra ne pas poser de question. Il se dit même qu’il y avait quelque chose d’agréable à aller chercher la voiture.
Probablement, une petite grippe, se dit-il.
Il mourut quatre jours plus tard, le jour de son intervention.
Mama est morte aujourd’hui mais elle a lutté pour vivre, pour continuer, malgré tout. Les dimanches, elle allait chercher les petits. Elle était blanche comme un linge de visage, mais poussait l’effort fortement. Elle adopta une jeune fille de douze ans, totalement analphabète et l’inscrivit en classe préparatoire. Le directeur d’école accepta par considération pour Mama. Elle la sortit un matin et lui acheta toutes les fournitures scolaires proposées par les libraires les plus futés en marketing. Les marqueurs, les surligneurs, les porte-folios, les crayons gras, les classeurs, les intercalaires… C’était des produits nouveaux pour moi. Je ne comprenais pas. Pourquoi cette fille ? Cette adoption ? L’école ? Qu’elle apprenne au moins à écrire une lettre ? Une lettre d’amour à son Jules déjà ?
Je pris en grippe cette gamine. J’ai même haï le chien de papa qu’elle avait pris sous son aile depuis sa mort subite.
Mama est morte ce matin, « enfin, après 48 heures de travail de mort. » Je voulais vraiment cogner et je jetai le livre, hurlai en voyant le verre de thé. Mama est morte aujourd’hui et les gestes normaux de tous les jours me mettaient dans un état second.
La mort a sa dignité, taisons-nous.
La mort de Mama est la fin de Mama, sa disparition physique, sa voix éteinte, sa silhouette perdue, sa présence effacée, ses gestes chauds oubliés, ses yeux doux et moqueurs. J’avais 20 ans et en l’espace de quelques mois, je perdis père et mère, à la vitesse de la lumière.
Aujourd’hui ma mère est morte et dès que son nez devint sec et remonté, les deux complices se jetèrent un regard de connivence.
- C’est pour tout de suite, se dirent-ils.
Ces deux-là … les spécialistes de la mort. Ils en ont vus tellement. Ils sont partis eux aussi, depuis un bon moment déjà.
Mama est morte aujourd’hui. Je n’ai ni boss ni soleil dans les yeux. Je n’ai pas rencontré un groupe d’arabes et je ne suis pas en Algérie. Ma mère est morte et mon monde s’est écroulé, ma vie n’avait plus ses repères et j’ai dû avancer dans le sur-jeu. Ma mère est morte le 7 novembre 1993. Vingt-huit ans plus tard, il m’arrive encore de revoir ses yeux rieurs, sa peau de velours. Il m’arrive encore d’avoir à l’oreille l’intonation de sa voix sous toutes ses humeurs.
Mama est morte et j’ai continué à vivre dans la douleur cachée jusqu’à la conscience philosophique. Pensées à toi. Voilà pourquoi, je m'étais cachée la semaine dernière. »
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