samedi 25 mai 2019

Prélude à Alzheimer



« Vous vendrez un bien une fois le liquide épuisé. Vous en avez pour sept-huit ans pour tout : soins, médicaments, infirmière, centre spécialisé éventuellement. Mais je préfèrerais que ce soit fait en votre présence, chez moi.

Merci de penser à me laver les cheveux un jour sur deux, je les ai fins. Une toilette quotidienne et une vraie douche tous les deux jours. Surtout ça. La sensation de l’eau qui coule. J’ai tout dépassé avec ça.

Mes ongles mains et pieds, j’ai une sainte horreur des longs. Des vêtements propres au quotidien, des couleurs fraîches et un brin d’élégance. Mon brin. Vous me connaissez. Et ne tenez pas compte de mes refus éventuellement. 

Relayez-vous, vous n’avez qu’à superviser. Ma mère mourrait que je lui lavais les cheveux. C’est une question de dignité. Elle me disait, la seule semaine où elle avait gardé le lit, laisse-moi tranquille. Elle voulait se lâcher à la mort. 
Non, jusqu’au bout, tu seras digne Ma. Je ne sais si j’ai eu raison mais c’est ce qui est à faire. 

J’ai passé les trois-quarts de ma vie soignée et je veux l’être jusqu’au bout. On ne sait jamais de quoi est fait demain. Aujourd’hui à soixante-dix-neuf ans, j’ai toute ma tête mais demain ? Et surtout ne me dites pas que le président a quatre-vingt-onze ans et qu’il est en parfait exercice. Il prend peut-être de la DHEA. Tant mieux pour lui d’ailleurs. 

Moi avec mon obsession de vouloir tout contrôler, je préfère rester au naturel. Là, maintenant, tout de suite, j’ai la maîtrise des choses. J’oublie un peu mais ce qui est accessoire. J’entends moins bien mais je suis alerte et j’avance. Je vois moins mais, dans mon environnement, je saisis tout. Dehors, je retiens et de toute façon, les jours de petite forme, je suis accompagnée de l’un de vous. Mes mains ne tremblent plus, notre médecin a été encore bon. Et mon cardio me rassure tous les trois mois. 

Je l’ai tancé la fois dernière et bien ! Il ne faut plus me la répéter la terrible phrase : vos yeux sont un peu ternes aujourd’hui. Ah non, non, non, je ne suis pas preneuse. Je déteste. Un regard terne, c’est pas drôle ça. 

De toute façon, je n’ai plus peur de rien, je veux juste continuer à jouir de mon entendement. On ne me la fait pas. A ce jour. Non. On ne me la fait pas. 

La mort, elle, est une curiosité, je la regarderai dans les yeux, si jamais, ce sera un moment de compréhension, le dernier. Un apprentissage. L’ultime. Elle m’a ébranlée à trente ans, vite fait. Je l’ai eue en horreur à quarante. J’ai paniqué à cinquante mais vraiment. Ça a été terrible. Mais j’ai dépassé quand j’ai eu de nouveau la maîtrise. Là, j’appréhende. Mais j’ai la tête froide. Qu’elle vienne. 

Mais pas l’autre. La perte de soi. Non. Pas l’autre. N’oubliez pas, vendez un bien. Que je dure digne. 

J'achève mon parcours pour l'heure. En beauté. Selon mon acception de la chose. Oui je n'ai pas été bête. »



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