I. Eté
2007
Je reçois un coup de téléphone chez moi, directement du Cabinet
du Ministre de l’Education, mon interlocuteur, dont j’ignore l’identité, après
les salutations d’usage, me dit que mon profil correspondait au système
pédagogique français et qu’une école internationale dispensant un enseignement français
allait bientôt ouvrir ses portes. J’avais vaguement entendu parler de ce projet
auquel était lié le nom de l’épouse de feu Yasser Arafat. La conversation fut
de courte durée, le Monsieur au bout du fil était aimable mais très peu précis,
je ne m’attendais pas à l’appel. J’ai pensé que c’était probablement lié à la
qualité de mon travail, à mon sérieux, et je l’ai toujours été en toute
simplicité, à un sujet du bac qui était le mien par pur hasard et sans que
personne ne m’ait jamais citée. C’était au tout début de l’été, l’école n’existait
pas encore. Il n’y eut pas immédiatement de suite et je fis vite d’oublier l’échange.
Vers les premiers jours du mois de septembre de la même
année, un autre coup de fil d’un conseiller du Cabinet du Ministère me demanda
de me rendre sur place, aux Jardins de Carthage - la zone venait d’avoir ce nom
- à un établissement nommé Ecole internationale de Carthage. Je répondis que je
faisais ma rentrée le 15 septembre à mon établissement d’origine et que par
conséquent je ne pouvais pas m’y rendre. Il me dit d’aller voir, de me faire
une idée et que c’était plus intéressant pour moi. Mon mari me dit que je ne
perdrais rien.
Je ne savais rien de l’école, j’appris sur place qu’elle
appartenait à Mmes Leila Ben Ali et Souha Arafat. J’ai croisé Mme Arafat une ou
deux fois au hasard des couloirs. Je ne l’ai jamais connue et je ne l’ai plus
jamais revue.
J’eus un entretien avec M. G.Robert en présence d’une
jeune personne amie de la gérante de Mme Ben Ali - sa nièce en l’occurrence - une
jeune fille qui ne connaissait visiblement rien en tout ce qui était
pédagogique. Elle fit deux ou trois interventions de circonstance. M. Robert a
été professionnel dans le discours, je m’enquis de tout, lui dis que j’étais
très difficile sans être méchante et que si l’école se destinait aux enfants
gâtés, je n’étais pas la bonne adresse, que j’avais toujours travaillé avec une
liberté pédagogique, que je ne savais pas faire de traitement de faveur. Il me
répondit que l’école avait précisément besoin de mon profil. Je quittai l’établissement
en promettant de réfléchir à la proposition. Le lendemain, l’école m’appela et
me fixa rendez-vous avec la gérante de l’établissement. Je m’y rendis et je fis
la connaissance d’une toute jeune personne avenante et souriante qui était
visiblement au tout début d’une carrière professionnelle, qui était simple mais
qui paraissait profane en pédagogie. C’était une jeune gérante et la nièce de
la propriétaire des lieux. Peut-être sortait-elle à peine de la faculté ?
Je ne saurais le dire mais visiblement, elle n’avait aucune expérience
professionnelle. Je m’informai de tout,
appris que l’école dispenserait un enseignement français, que son objectif
était d’avoir l’homologation, que tout était aux normes nationales ( CNSS ) et internationales.
C’est ce jour-là que j’appris que la personne en face de moi était la nièce de
Mme Ben Ali et une connaissance rencontrée sur les lieux m’expliqua tout. Nous
étions le 2 ou le 3 septembre, le proviseur me pressa d’assister à une réunion,
je n’avais pas encore dit oui et j’étais à la fois attirée par l’enseignement
français, le côté international de l’école - qui, jamais, n’exista – la modernité
des lieux mais j’avais, aussi, de très fortes appréhensions : l’école appartenait
aux Ben Ali, je ne savais pas si tout y était légal, j’avais peur de perdre ma
liberté d’être, d’agir et d’enseigner, de sortir de la discrétion de mon existence
personnelle – mes choix de vie ont toujours été de m’éloigner des projecteurs,
je n’en avais pas besoin, étant issue de vieilles familles honorables de toutes
parts.
Le salaire de professeur en Tunisie est en lui-même inférieur
à ce que peut gagner un détenteur d’un débit de tabac mais c’est un métier
considéré comme noble et il l’est. Et cette arène qu’est la salle de cours m’a
toujours séduite. Je m’y sentais dans mon élément et j’avais tellement de
choses à passer. Le salaire proposé par l’ISC, du moins aux Tunisiens, était de l’ordre de 1,3, autant vous dire rien
du tout, surtout au regard du travail fourni, comme j’ai pu le constater par la
suite.
J’ai participé au démarrage, ma rentrée personnelle était
pour le 15 septembre, j’avais donc deux semaines ou un peu moins devant moi
pour me faire une idée. Très rapidement, je me suis trouvée poussée gentiment
mais assez familièrement vers des photos de classe destinées à la pub par un Monsieur
qui était souvent là et qui portait un costume marron, je ne savais même pas de
qui il s’agissait, c’est un détail, mais je me souviens encore, je lui disais :
« Non je ne fais pas partie de l’école, je dépanne juste. » Et il me répondait : « Tu es des
nôtres. »
J’appris bien après que c’était l’un des frères de la
propriétaire des lieux. Il était très gentil, un peu entreprenant, bon enfant
mais ce n’était pas un pédagogue et ce n’était pas non plus une école. Du tout.
J’y ai passé neuf ans. Enrôlée sans mon assentiment vrai mais sans non plus, pour être honnête, un refus catégorique de ma part, ce n’était pas possible.
Le 13 septembre, j’informai
le proviseur et la gérante que je me devais d’assister le 14 à ma réunion de
reprise sur les lieux de mon établissement d’origine. Le proviseur : « Mme,
nous avons besoin de vous et les élèves vous aiment déjà. »
La gérante : « Mme,
vous restez avec nous, veuillez signer la demande de mise en disponibilité svp. »
J’avais deux ou trois classes et il y avait un mix d’élèves
intéressant, une majorité d’adolescents pleins de préjugés : le théâtre c’est
du music hall, la peinture n’importe quoi, le chant affaire de vamps, et, des
diamants aux regards intelligents et curieux, Lina, les triplés, Elyès et bien
d’autres. Ce fut un défi d’homogénéiser tout ce monde, de corriger, de rétablir
les choses, de casser les idées reçues, de donner à voir la différence. Le plus
extraordinaire, c’est le besoin de limites de bon nombre d’entre eux et
précisément des enfants du pouvoir. Je pense à Amine décrit en sourdine comme
un dingue qui se rangea vite fait avec moi. J’étais très stricte mais pas du
tout cassante et je donnais à chacun une part de mon écoute et de moi-même. Un
travail intense de transmission de connaissances, d’échanges humains, de
sculptures de profils psychologiques, du premier au dernier jour au prix de ma
santé, c’est que c’était mon travail, que je suis entière et perfectionniste et
que j’aime les gens. Les élèves sont les seuls indicateurs de l’investissement
d’un professeur. Les miens en témoignent encore aujourd’hui. Et j’ai agi en conformité
avec la seule phrase qui m’ait plu dans cet établissement où je n’ai cessé de
répéter que la liberté pédagogique ne se fractionne pas, que j’étais un
professeur trop stricte, une phrase du proviseur : Surtout restez comme
vous êtes !
Il sera éjecté à la fin de l’année et c’était juste un
proviseur utilisé pour le démarrage. Ce n’était pas le proviseur, il n’y en
avait pas, c’était juste un titre. Les structures de ma tête étaient
bouleversées. Et dès le premier jour, je sentis une pression. Chez moi aussi et après coup,
mon mari : « Nous allons y laisser des plumes. »
L’école était moderne, la verdure y était belle, les posters
au mur donnaient à voir des visages d’enfants suédois, allemands ou
scandinaves, tous blonds aux yeux bleus, quelques africains magnifiques et puis
des textes : Mon école, Le Savoir … C’était surréaliste, kafkaïen !
( A suivre )
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