Carthage, 18 juin 24
Cabinet de Coaching psychologique
« Il fait gris et chaud. Je viens de lire un article scientifique sur la forte probabilité d’un tsunami d’une rare intensité, en Méditerranée. Dans trente ans. Il y a des chances que j’y sois. Et j’habite presque en front de mer. Ce serait la solution à mon désir d’y mourir. Rien que d’y songer et me voilà projetée trois décades devant.
Ce n’est pas si innocent.
Ce qui se passe en Iran est gravement liberticide, mais de là à vouloir minimiser ce qui se passe à Gaza ! Non, pas d’accord. Et cela participe à ce travers humain qui consiste à tout hiérarchiser. Ma peau est plus éclatante, ma religion est plus juste et authentique, mon souci est autrement plus urgent …
On opprime en Iran et on tue. On repousse à Gaza et on tue. Le facteur temps, durée, est-il primordial ? Je ne pense pas. On tue de toutes parts et il faudra que cela cesse. L’humanité échoue. Les politiques sont les maîtres du crime organisé. Plutôt eux.
J’ai vécu dans la douce harmonie du cosmopolitisme et l’ancien monde me manque. Les années 80. Nous étions des ados et c’était le dernier de nos soucis de nous enquérir des confessions. Et on détestait ! Du moins, beaucoup d’entre nous. On était dans la passion de la mer, du soleil, des bombolonis, des frites, du rire, des jeunes gens et des jeunes filles …
Nos mères avaient, elles, vécu les sixties, le col Claudine, les robes à pois, les costumes de bain à courtes jupettes, l’arrivée des paquebots du monde entier, la descente en groupe des matelots, ces jeunes gens séduisants en uniformes blancs et bleus … Je les vois presque, tant le descriptif de la Mamma était pointilleux. Et puis, l’événement majeur du 15 août et la procession de la Madone de Trapani à l’église Saint-Augustin et Saint-Fidèle. Une procession suivie de tous, jusqu’à la mer où la Vierge parée de bijoux était introduite. Évènement majeur qui sonnait le glas de l’été et la mer docile changeait de robe dès le lendemain …
Sur pas moins de trois générations, il y eut des vies emplies de gaité, de partage, de petits bonheurs iodés, de respect, d’acceptation … Quelques couples s'étaient faits dans la transgression et dans la passion … Parce que la tolérance n’allait pas jusqu’aux unions, c’était la ligne Maginot.
Un passé précieux, les sixties, les eighties, les communautés, la différence et l’appartenance à la même mer, les odeurs, le soleil et le linge qui séchait en quinze minutes … Une vie tranquille dans les particularités de chacun.
Aujourd’hui est un autre temps et dans le concert des voix violentes, nos propos sont inaudibles. Ma mère est morte et je m’acharne à dire la richesse du vivre-ensemble.
Avec Ruth, c’était bien plus que de l’amitié, nous étions une même personne dupliquée en deux. Très tôt, nous voulûmes comprendre la raison du séparatisme des alliances. Elle était amoureuse de mon frère et il lui fit comprendre que c’était oui pour une amourette. Mais qu'avec plus d’ambition, tout le monde serait contre. Il faut dire que lui n’était pas amoureux, il l’aimait beaucoup, certes, mais pas au point de braver les classiques et ils étaient nombreux.
En réalité, il avait probablement d’autres raisons, « des copines en plan » comme il disait jusqu’au jour où il tomberait sur l’inratable. Il se prenait pour Steve McQueen et en jouait. Un rouleur de mécaniques qui nous fit, bien trop tôt, détester les hommes et nous étions déjà à dix-huit ans fort alertes et réactives. À éliminer celui-là et hop, aussitôt fait !
Pourquoi non aux unions ? Pourquoi les rires s’arrêtaient et les messes basses démarraient au quart de tour au moindre indice, à la moindre rumeur ? Que signifiait le « Non aux ménages disparates ! » glissé en douce et dans les pincements qui intimaient l’ordre de se taire ?
Ruth et moi étions liées d’une telle amitié, nous étions si fusionnelles que toutes deux ne comprenions rien à leurs raisonnements, ou plus justement à leurs diktats.
- Nous sommes différents, nous n’avons pas les mêmes traditions ni la même religion, c’est simple. Oui, c’est vrai, le même Dieu.
- N’est-IL pas La valeur suprême ?
- Oui, mais c’est comme ça, peu importe. Nous sommes différents.
Et nous entreprîmes Ruth et moi de tout démonter. Cela nous prit quelques années, à observer, à remarquer, à noter une infinité de contradictions et de non-sens. C’était précisément ce dernier point qui nous ébranla. Le non-sens, mais aussi la morale claudicante des uns et des autres. C’est-à-dire que ce petit monde ne se gênait pas pour médire, être hypocrite, jalouser, être méchant, tromper intra-muros … tout en disant son adoration de Dieu. De même, bien campés dans leurs convictions et dans leurs contradictions, ils ne remettaient rien en question et encore moins leur propre personne.
- On nous a élevés ainsi, ne philosophons pas. Vivons ensemble, mais chacun dans son camp. Nous avons le même Dieu, mais nous, nous sommes dans le vrai, pas eux. Point.
Évidemment, il était préférable de ne pas exiger une démonstration scientifique ou sociologique ou philosophique … Il n’y a rien de plus facile que le discours démagogique, le discours fermé, buté qui croit détenir la vérité et ne peut d’aucune manière argumenter ou étayer son propos.
Nous devînmes vite fait iconoclastes, Ruth et moi, et prîmes pour religion l’humanisme, fermement, sûrement et absolument. C’était notre religion, notre culte, l’autre, l’autre soi-même, et il fallait lui apprendre à se libérer du joug du gratuit et du non-sens, qui tirait sa légitimité de sa naissance - mythologique – lointaine. Et de sa durabilité. Croire devrait être une affaire d'intelligence et non de suivisme. Et surtout croire en l'homme.
Voilà. »