lundi 20 juin 2022

Jasmin d'Orient, 3

 




                                       Crédit photo, Sophie Garnier. Le héron de Puteaux, 22



Sophie et Anne, attablées au Flore, dans une rétrospective de vie, échangent entre elles.
Ces deux intimes se saisissent à l’œil, mais Anne voulait faire parler son amie. 
Elle sait l’essentialité de la parole. 

 

 

-    Tu es une bâtisseuse, Sophie. Nous sommes amies depuis plus de trente-cinq ans, je te connais.

 

-    C’est vrai, dit Sophie, je suis une esthète pure, passionnée d’art et d’écriture, mais l’altérité était de lui. J’étais autre aussi, c’est évident, mais son altérité à lui embrassait bon nombre d’aspects. C’était un rebelle très jeune et il appelait à des changements sociaux, économiques et politiques, il s’impliquait. C’était de l’engagement vrai.

 

Il y avait aussi la dimension esthétique chez lui, le Beau, comme il disait. Il y avait le livre, constant le livre, un retour au livre à peine les tâches domestiques ou professionnelles achevées. C’était un homme de livre, de décodage quotidien et d’encodage même si le temps a manqué, même si le temps s’était arrêté. Le livre avait été notre point de jonction, le premier, l’authentique, le seul. 

 

Je crois aujourd’hui avec du recul, que cet homme aurait pu avoir une autre destinée, il aurait pu se trouver sur d’autres chemins de traverse, il aurait pu vivre pour lui, grandir pour lui. Rien de cela. Il vécut pour les autres. 

 

Je crois aujourd’hui, que nous avons très peu de temps et que le socio-économique nous détermine. Il y a une infinité de chants de sirènes, des choix s’imposent, nous sommes acculés à fixer nos priorités. Et au final, les autres prennent plus de place. Les autres de nous. 

 

Pour moi, ces autres de nous sont une priorité, LA priorité. C’est le prix des fondations qui durent. Alors oui, j’ai édifié. Alors oui, il vint avec une matière assez rare. Celle des hommes libres. 

 

Je ne peux rien contre le temps. Pour tout le reste, je reste debout entre saisissement et Beau, entre entendement et art, entre reconnaissance et vie. C’est une démarche dynamique, avoue-le Anne. J’avance toujours et là-dessus, je suis fière de moi, mon amie.

 

C’est grâce au jasmin d’Orient même si le pouvoir olfactif baisse, dit-elle, dans un sourire. Et puis, il faut savoir soumettre la mémoire à la sélection : la vie est dans l’intensité.




                                       Crédit photo, Sophie Garnier. Les roses de Jouy, 22.
 

samedi 18 juin 2022

Jasmin d'Orient, 2

 




 

Il l’appela de la base.

 

-    - J’ai des escargots épinards-beurre, du gruyère hollandais, du champagne et ton chocolat. Tu m’attends ?

-          Je t’attends, dit-elle, d’une voix où transperçait le rire.

 

  Elle se dirigea directement vers sa salle de bain, se doucha rapidement, se fit belle et s’apprêta comme si elle sortait dîner.

La table fut mise vite fait, la table des événements exceptionnels et des moments mis en scène. La scénarisation du quotidien était leur plus belle invention.

 

Arrivé à la maison de la mer, il fit la même chose qu’elle, se rafraîchir et se faire beau : short et t-shirt pour lui. Logique après une journée épouvantablement fatigante.

 

-       - Allez, dîner aux chandelles ! Champagne, Madame ?

-       - Oui, dit-elle, en souriant. Allez, raconte !

-       - D’abord, j’ai une surprise pour toi. Tadiiiin !

-       - La Statue intérieure ? dit-elle, saisie par le titre. Ça me parle déjà.

 

Elle lisait la 4ème de couverture.

 

-       - Bon, d’abord les papilles, fit-il, avec un clin d'oeil.

 

En un rien de temps, la table fut garnie de salades, de toasts au gruyère, au thon, à la tapenade et au mascarpone. Les escargots furent chauffés au micro-ondes, les coupes de champagne remplies. Il y avait des automatismes installés chez l’un comme chez l’autre pour faire d’une table somme toute maigre, une dînette gastronomique. Sortir du frigo le déjà-prêt, le pain de mie, les légumes crus. Les salades étaient sa spécialité, les toasts les siens. Il pouvait faire d’une branche de céleri une salade en l’agrémentant de ce qui avait dans les réserves. Elle faisait des crèmes à tartiner d’olives, d’anchois, de câpres et de fromage blanc. D’autres de saumon et de mascarpone, de boutargue et de citron. Il y avait un air de fête dans la maison, de rire et de limpidité. Ils trinquèrent.  



-   Je porte ainsi en moi, sculptée depuis l'enfance, une sorte de statue intérieure qui donne une continuité à ma vie, qui est la part la plus intime, le noyau le plus dur de mon caractère : cette statue,  je l'ai modelée toute ma vie. Je lui ai sans cesse apporté des retouches. Je l'ai affinée. Je l'ai polie.


-        J’ai hâte, dit-elle. 


Il relit le passage. 


-        Porter, sculpter, statue intérieure et le travail qui s’ensuit.


-        Porter. La base n’est pas de lui.


-        En même temps, c’est un biologiste d’après ce que j’en sais.


-        Oui. La génétique. Mais aussi modeler, retouches.


-        Affiner et polir .

 

Ils parlèrent éducation, page blanche, façonnage parental, apport personnel et liberté. 


-        Dans le meilleur des cas, dit-elle.


-        La liberté vient de la proximité avec la nature, dit-il.


-        De la solitude et des lectures aussi, rétorqua-t-elle.


-        Tout dépend des livres !  


Elle ajouta que de rencontrer les livres était un moment crucial et que de ne pas les avoir au quotidien dans sa vie, faisait de nous des êtres ordinaires. 


-        Peut-être que le polissage me gênerait quelque peu. Les aspérités, cela a du bon. 


Ils trébuchèrent sur ce point. Polir était important pour elle, évidemment pas au début, dit-elle. Le rugueux n’étant pas commode. Oui, mais polir est un état de culture, dit-il. 


Ce fut ainsi entre champagne et petits délices légers. Rires et prises de bec intellectuelles. Quatrième de couv. et lecture de passages au hasard jusqu’à la fabrication d’une pensée à deux têtes, à deux noyaux. Jusqu’à la peau de l’autre, exaltés par la différence, la divergence, la signifiance accouchée et l’amour.  






vendredi 17 juin 2022

Jasmin d'Orient, 1









 I.

 

Elle souleva la coupelle, plongea son nez dans le jasmin, huma les petites fleurs écloses. Évidemment un parfum, mais plus de signifiances, plus de transports, plus de mots, plus de désir. Pourtant cette odeur avait un tel pouvoir sur elle. Elle a été pendant longtemps, puissamment, inspirante, agissante et évocatrice. Ces petits pétales robustes avaient une telle force, leur parfum avait été si enivrant, emporteur. Une senteur qui montait, s’imbriquait dans les connexions synaptiques, les irradiait et enfantait désir et mots.

 

Un capital odorat en déclin, se dit-elle. Les fulgurances ont un âge, des êtres exponentiels, un temps et des effluves marins. 

 

Le jasmin d’Orient se fane, le nez raccourcit, la mémoire est froide désormais. Le temps d’aujourd’hui est court et plat.

 

Sophie inspire de nouveau, s’emplit les narines, dilate ses bulles d’air.

 

-       Fragrance des nuits d’été embaume, flatte que j’encode et saisisse !

 

( A suivre )