À six heures du matin, il était rare que j’y trouve quelqu’un. C’étaient mes marches, celles empruntées par Ély, il y a près de vingt-neuf siècles. Femme forte, cheftaine, meneuse, séduisante et déterminée. Admirable.
J’aurais aimé avoir toutes ses qualités et je les avais, mais j’étais une donneuse et cela neutralisait l’ensemble. Je m’arrêtais, j’écoutais et je tendais la main. Héritage maternel.
J’ai toujours eu en moi cette propension à imaginer les choses dans leur historicité, leur ancienneté. Quelque chose en prise avec le temps, avec la vie et avec la mort. Pourquoi ? Je ne savais pas.
Derrière moi, Al et Dharma. Une promenade matinale et dominicale. Bien cadrée.
D’ordinaire, Al ne travaillait pas dimanche, mais il voulut rester en raison de la canicule. Sans lui, je ne serai pas sortie. J’avais un souci avec l’extérieur. À force de vivre au-dedans.
Au moment où j’écris, je me rappelai que j’avais raté les dernières cerises et que, comptant sur une amie, j’oubliai leur désormais rareté et celle de l’amitié, vraie et désintéressée. L’être humain s’aime. Légitime, certes. Néanmoins, il y a aussi la beauté de l’échange, du partage et de la main tendue. Incorrigible.
Non, désormais. Quitte à en éprouver de la peine.
Au moment où j’écris, je pensai à mon Coco, ce séduisant jeune homme, inégalé pour moi, que je fignolai d’intelligence exceptionnelle et de sensibilité créatrice. Si loin. Oublieux.
Mes marches plongeaient jusque dans l’eau, dans un bassin étincelant, au bleu rare. J’aimais cette mer de toutes les fibres de mon corps et elle était mienne. Avec les marches.
Quand elle me vit, elle me sourit et je la saluai.
- Vous n’êtes pas là par hasard, me dit-elle.
- Si, j’aurais pu ne pas y être, répondis-je.
Sans Al, je n’y serai pas allée. J’avançai vers la mer.
- Désolée de vous avoir importunée.
Elle me désarma.
- J’ai juste besoin d’aller dans l’eau dans le silence du dimanche matin. Avant la ruée.
- Oui, je comprends. Nous sommes voisines, ajouta-t-elle.
Je la regardai. Un air vaguement familier. Un air général de délabrement non contré. Nous vieillissons tous, c’était inéluctable. Néanmoins, j’étais une adepte pure et dure du maintien, dans l’état où nous nous trouvions, quel qu’il soit. C’était de tradition chez moi. Quelque chose en relation avec la dignité. C’était cela tout particulièrement.
Et puis, une petite lueur. C’était Sissi, la magnifique créature de ma jeunesse ! Elle devait avoir quinze ou vingt ans de plus que moi et c’était une beauté incontestable. Me vint à l’esprit, le soir où je la vis en fourreau noir à nervure blanche, coiffée à la Marylin, tout en étant et, c’était vrai, encore plus belle. Elle attendait son amoureux.
- C’est bien moi, Sissi.
Je n’osai mentir et pris le parti de me taire.
- Tu viens dans l’eau, Sissi ? lui dis-je, amicalement. Elle est fraîche.
Et elle me rejoignit.
- Tu as dû te dire que je suis finie.
- Vous ne l’êtes pas, dis-je, puisque vous êtes là.
- Et dans quel état !
- Ce n’est pas difficile, si vous voulez vous reprendre.
- Non, je ne veux plus. Les bras me sont tombés. Il y a quelque chose de très confus à l’intérieur. Une grosse fatigue, de la colère aussi, immaîtrisable souvent. Pire, je n’ai plus aucune croyance.
- Alors, comment trouvez-vous l’eau ? Regardez les barques sont encore là. Ils ne vont plus tarder et ils iront pêcher les oursins.
- Aucun goût à rien.
- Pourquoi ?
- Tous les miens sont partis. Mes amis aussi. Les magnifiques élans de l’existence m’ont quittée. Je n’ai plus au fond de moi ce quelque chose d’animé et de mobilisant qui fait la vie.
- Mais vous parlez admirablement bien. Quelle conscience ! Il n’y a plus qu’à contrer.
- Je n’ai pas envie.
- C’est excessif, sombre et sans volonté.
- Oui.
- Tant que nous ne sommes pas malades, ni sans ressources, nous nous devons de vivre et de pallier les insuffisances.
- Je vis dans l’attente de partir.
- C’est trop négatif. Beaucoup n’ont pas eu votre chance. Et de surcroît, vous n’êtes pas grabataire, à ce que je vois.
- Qu’en sais-tu ? me dit-elle, sur un ton fort inattendu et assez borderline, avant de se faire violence et de se calmer. Je te prie de m’excuser. Je ne suis plus moi-même.
- Écoutez, mesurez-vous. Et si vous ne savez pas le faire, que chacune passe sa route. Je n’ai pas trop de compréhension pour l’irrationnel. Je suis là pour profiter du moment, loin du chahut.
- Tu es insupportable.
- Cela me regarde. Nous n’avions pas rendez-vous, nous ne sommes pas amies. Je vous ai reconnue, mais les discours négatifs, vous le savez, ce n’est pas agréable. Et il est six heures du matin. Cela dit, j’étais prompte à vous faire revivre le goût de notre mer.
- As-tu déjà aimé ?
- Pourquoi ?
- Parce que je n’aime plus. Je ne m’aime plus. Tu sais cette chose extraordinaire qui vous emplit et qui vous propulse, qui vous fait faire des choses grandioses. Qui vous fait vous lever le matin avec entrain, enthousiasme et bonheur. Cela fait longtemps que je ne l’ai plus. Or, c’était ma raison de vivre. J’aimais, je volais, mon cœur battait et je virevoltais. J’ai aimé plusieurs fois et c’était magique. Et à chaque fois que je tombais en désamour et bien j’aimais de nouveau et mes poumons se gonflaient d’air et j’avais des ailes puissantes qui m’emmenaient loin. Aujourd’hui, je suis vieille et vidée de ce qui faisait de moi une personne vivante, bien vivante et je suis seule. Tu comprends ? Sans amour, il n’y rien qui vaille, c’est l’antichambre de la disparition physique.
- Il y a d’autres amours possibles.
- Je te parle de l’amour d’un homme, du regard d’un homme, des bras d’un homme passionné. Je te parle de cette propension que nous avons, nous les femmes à aimer les hommes, à leur donner cet air vivifiant qui n’a pas de prix, à leur donner de la légèreté et du bonheur. J’aime la mer. Comme toi, mais je te parle d’autre chose, de ce feu qui rend la vie précieuse et merveilleuse. De ce feu qui nous saisit, nous emplit de ce qu’il y a de plus puissant sur cette terre. Je crois que la vie est amour.
- Écoutez, regardez autour de vous, il y a des tas de choses à aimer. Il n’y a pas que les hommes. Là, personnellement, j’aime cette eau rafraîchissante. Cette vue imprenable, les marches que vous occupiez. Cette ville exceptionnelle de beauté et d’histoire. Alors les grosses bulles de notre ressort, les mensonges hyperboliques que nous tissons de nos mains, ces voiles que nous fabriquons nous-mêmes et avec lesquels nous nous obscurcissons la vue, et bien tout cela a eu son temps. L’heure est au calme et à la sagacité.
Elle me regarda longuement en silence avant de sortir de l’eau et de me lancer violemment :
- Ce n’est pas moi qui suis morte, mais bien toi. Aime ton eau et ta chienne. Tu es froide comme cette eau du matin. Non, tu n’as pas assez aimé. Pauvre de toi. Qu’avais-je à t’adresser la parole ! Pauvre morte ! La grabataire, ce n'est pas moi. Les apparences !