dimanche 29 juin 2025

Sur les marches d'Ély, par un matin d'été ...

 















À six heures du matin, il était rare que j’y trouve quelqu’un. C’étaient mes marches, celles empruntées par Ély, il y a près de vingt-neuf siècles. Femme forte, cheftaine, meneuse, séduisante et déterminée. Admirable. 


J’aurais aimé avoir toutes ses qualités et je les avais, mais j’étais une donneuse et cela neutralisait l’ensemble. Je m’arrêtais, j’écoutais et je tendais la main. Héritage maternel.


J’ai toujours eu en moi cette propension à imaginer les choses dans leur historicité, leur ancienneté. Quelque chose en prise avec le temps, avec la vie et avec la mort. Pourquoi ? Je ne savais pas. 


Derrière moi, Al et Dharma. Une promenade matinale et dominicale. Bien cadrée.


D’ordinaire, Al ne travaillait pas dimanche, mais il voulut rester en raison de la canicule. Sans lui, je ne serai pas sortie. J’avais un souci avec l’extérieur. À force de vivre au-dedans. 


Au moment où j’écris, je me rappelai que j’avais raté les dernières cerises et que, comptant sur une amie, j’oubliai leur désormais rareté et celle de l’amitié, vraie et désintéressée. L’être humain s’aime. Légitime, certes. Néanmoins, il y a aussi la beauté de l’échange, du partage et de la main tendue. Incorrigible. 

Non, désormais. Quitte à en éprouver de la peine. 

 

Au moment où j’écris, je pensai à mon Coco, ce séduisant jeune homme, inégalé pour moi, que je fignolai d’intelligence exceptionnelle et de sensibilité créatrice. Si loin. Oublieux.








Mes marches plongeaient jusque dans l’eau, dans un bassin étincelant, au bleu rare. J’aimais cette mer de toutes les fibres de mon corps et elle était mienne. Avec les marches.


Quand elle me vit, elle me sourit et je la saluai. 

 

-              Vous n’êtes pas là par hasard, me dit-elle.

 

-              Si, j’aurais pu ne pas y être, répondis-je.

 

 

Sans Al, je n’y serai pas allée. J’avançai vers la mer.

 

-              Désolée de vous avoir importunée.


Elle me désarma.

 

-         J’ai juste besoin d’aller dans l’eau dans le silence du dimanche matin. Avant la ruée. 

 

-          Oui, je comprends. Nous sommes voisines, ajouta-t-elle.


 

Je la regardai. Un air vaguement familier. Un air général de délabrement non contré. Nous vieillissons tous, c’était inéluctable. Néanmoins, j’étais une adepte pure et dure du maintien, dans l’état où nous nous trouvions, quel qu’il soit. C’était de tradition chez moi. Quelque chose en relation avec la dignité. C’était cela tout particulièrement.

 

Et puis, une petite lueur. C’était Sissi, la magnifique créature de ma jeunesse ! Elle devait avoir quinze ou vingt ans de plus que moi et c’était une beauté incontestable. Me vint à l’esprit, le soir où je la vis en fourreau noir à nervure blanche, coiffée à la Marylin, tout en étant et, c’était vrai, encore plus belle. Elle attendait son amoureux.

 

-            C’est bien moi, Sissi.

 

Je n’osai mentir et pris le parti de me taire. 

 

-            Tu viens dans l’eau, Sissi ? lui dis-je, amicalement. Elle est fraîche.

 

Et elle me rejoignit.

 

-           Tu as dû te dire que je suis finie.

 

-           Vous ne l’êtes pas, dis-je, puisque vous êtes là. 

 

-          Et dans quel état !

 

-          Ce n’est pas difficile, si vous voulez vous reprendre.

 

-      Non, je ne veux plus. Les bras me sont tombés. Il y a quelque chose de très confus à l’intérieur. Une grosse fatigue, de la colère aussi, immaîtrisable souvent. Pire, je n’ai plus aucune croyance. 

 

-     Alors, comment trouvez-vous l’eau ? Regardez les barques sont encore là. Ils ne vont plus tarder et ils iront pêcher les oursins.

 

-          Aucun goût à rien. 

 

-          Pourquoi ?

 

-    Tous les miens sont partis. Mes amis aussi. Les magnifiques élans de l’existence m’ont quittée. Je n’ai plus au fond de moi ce quelque chose d’animé et de mobilisant qui fait la vie.

 

-         Mais vous parlez admirablement bien. Quelle conscience ! Il n’y a plus qu’à contrer.

 

-        Je n’ai pas envie.

 

-         C’est excessif, sombre et sans volonté.

 

-         Oui.

 

-     Tant que nous ne sommes pas malades, ni sans ressources, nous nous devons de vivre et de pallier les insuffisances.

 

-        Je vis dans l’attente de partir. 

 

-      C’est trop négatif. Beaucoup n’ont pas eu votre chance. Et de surcroît, vous n’êtes pas grabataire, à ce que je vois.

 

-     Qu’en sais-tu ? me dit-elle, sur un ton fort inattendu et assez borderline, avant de se faire violence et de se calmer. Je te prie de m’excuser. Je ne suis plus moi-même.

 

-        Écoutez, mesurez-vous. Et si vous ne savez pas le faire, que chacune passe sa route. Je n’ai pas trop de compréhension pour l’irrationnel. Je suis là pour profiter du moment, loin du chahut.

 

-         Tu es insupportable. 

 

-      Cela me regarde. Nous n’avions pas rendez-vous, nous ne sommes pas amies. Je vous ai reconnue, mais les discours négatifs, vous le savez, ce n’est pas agréable. Et il est six heures du matin. Cela dit, j’étais prompte à vous faire revivre le goût de notre mer.

 

-         As-tu déjà aimé ?

 

-         Pourquoi ?

 

-     Parce que je n’aime plus. Je ne m’aime plus. Tu sais cette chose extraordinaire qui vous emplit et qui vous propulse, qui vous fait faire des choses grandioses. Qui vous fait vous lever le matin avec entrain, enthousiasme et bonheur. Cela fait longtemps que je ne l’ai plus. Or, c’était ma raison de vivre. J’aimais, je volais, mon cœur battait et je virevoltais. J’ai aimé plusieurs fois et c’était magique. Et à chaque fois que je tombais en désamour et bien j’aimais de nouveau et mes poumons se gonflaient d’air et j’avais des ailes puissantes qui m’emmenaient loin. Aujourd’hui, je suis vieille et vidée de ce qui faisait de moi une personne vivante, bien vivante et je suis seule. Tu comprends ? Sans amour, il n’y rien qui vaille, c’est l’antichambre de la disparition physique.

 

-         Il y a d’autres amours possibles.

 

-   Je te parle de l’amour d’un homme, du regard d’un homme, des bras d’un homme passionné. Je te parle de cette propension que nous avons, nous les femmes à aimer les hommes, à leur donner cet air vivifiant qui n’a pas de prix, à leur donner de la légèreté et du bonheur. J’aime la mer. Comme toi, mais je te parle d’autre chose, de ce feu qui rend la vie précieuse et merveilleuse. De ce feu qui nous saisit, nous emplit de ce qu’il y a de plus puissant sur cette terre. Je crois que la vie est amour.

 

-      Écoutez, regardez autour de vous, il y a des tas de choses à aimer. Il n’y a pas que les hommes. Là, personnellement, j’aime cette eau rafraîchissante. Cette vue imprenable, les marches que vous occupiez. Cette ville exceptionnelle de beauté et d’histoire. Alors les grosses bulles de notre ressort, les mensonges hyperboliques que nous tissons de nos mains, ces voiles que nous fabriquons nous-mêmes et avec lesquels nous nous obscurcissons la vue, et bien tout cela a eu son temps. L’heure est au calme et à la sagacité.


 

Elle me regarda longuement en silence avant de sortir de l’eau et de me lancer violemment :


 

-    Ce n’est pas moi qui suis morte, mais bien toi. Aime ton eau et ta chienne. Tu es froide comme cette eau du matin. Non, tu n’as pas assez aimé. Pauvre de toi. Qu’avais-je à t’adresser la parole ! Pauvre morte ! La grabataire, ce n'est pas moi. Les apparences !

 

 

 


 

 

 




























jeudi 26 juin 2025

Dieu, les hommes et l'Indépassable liberté

 















Face à la mer, une rencontre peu anodine, entre une Sœur chrétienne et une rationnelle invétérée, par 40° Celsius.


 

Férue de livres, d’espaces de lecture et de silence studieux, elle se mit à la recherche d’une bibliothèque savante afin d’en faire son lieu de travail quand aller au dehors s’imposait. 

Sur la côte, il y en avait peu, plutôt scolaires et peu outillées. Et puis, un très vieil ami lui parla de la paroisse d’Hannibal, un lieu hors temps, à la végétation luxuriante qui pourrait, éventuellement, contenir une bibliothèque comme elle en rêvait : propice au travail, contenant des ouvrages d’époque, peut-être même des manuscrits …

L’imagination ne lui faisait pas défaut.

De fil en aiguille, on l’orienta vers Sœur Io., la salle de lecture dont elle avait la charge, les enfants qu’elle encadrait et cette passion de l’autre dont elle fit son sacerdoce. Aider.

 

Elles firent connaissance une première fois et se revirent quelque temps après. Le lieu, à l’ancienne, riche en arbres gigantesques, doté d’une terrasse qui lui fit revoir en imagination celle où sa génitrice prenait son goûter de dix heures - un petit pain au lait contenant une barre de chocolat – ne correspondait pas à ses recherches fort exigeantes et se prêtait plus à des attentes scolaires. Les ouvrages philosophiques y étaient fort modestes et rares et la majorité des livres s’y trouvant étaient destinés aux jeunes apprenants. 

Néanmoins, le lieu l’avait saisie. Il y avait quelque chose de suranné, un bureau austère, un évier derrière les étagères de l’entrée et des pense-bêtes collés à une armoire d’antan, en bois rafraîchi. 

Elle ne savait pas d’où elle tenait son imaginaire. Elle ne savait pas si l’école des Sœurs de sa génitrice disposait d’une terrasse rectangulaire dallée de carreaux rougeâtres. Elle ne savait pas si, à sept ans, sa génitrice pleurait une mère partie en couches en dégustant sa barre de chocolat. Cette fameuse barre qui fut tant aimée et ce, malgré toutes les créations pâtissières qu’elle eut le privilège de savourer un peu partout dans le monde … 

Elle en parla jusqu’à tard, au point de greffer dans l’esprit de son enfant un souvenir ineffaçable qui n’était pourtant pas le sien. Le pain au lait de dix heures et la barre de chocolat. 

Était-elle à la recherche d’ouvrages philosophiques ? Sûrement. Mais il y a en l’être humain, des odeurs, des voix, des personnes, des personnages, des lieux qui prennent formes à coup de mots et d’émotions et qui s’imposent et qui guident consciemment ou inconsciemment.

Sœur Io. était philologue, polonaise, jeune, moderne d’apparence extérieure et encline à l’échange. Elle la garda à l’esprit jusqu’à la deuxième rencontre ; neuf mois plus tard.

 

Attablées, plutôt en retrait, dans un coin de ce café où elle faisait toutes ses rencontres, elles savouraient des pains aux amandes délicats et goûteux. Les grandes conversations, l’approfondissement des êtres de savoir se devaient de commencer par la satisfaction des palais. Intellect ou pas, philosophie ou pas, histoires des religions ou pas. 

Le plaisir gustatif, une constante chez les êtres de goût et de gourmandise.

Et elles parlèrent à bâtons de rompus, de Dieu, des femmes, des hommes, de la période de discernement pour les êtres de vocation, de mentor, de soutien psychologique, de comparaison entre les religions, de la masculinité régnante à l’intérieur des dogmes, du principe indépassable de la liberté pour la Scribe.

Sœur Io. accepta les questions d’ordre personnel et même si la Scribe se confondait en excuses, elle ne manquait pas de les poser. Comment et pourquoi s’était faite l’entrée dans les ordres ? Quelle avait été la réaction des parents ? Quel était, pour elle, l’apport de l’Église ? Ordination signifie-t-elle honoraires ? Y avait-il des limites à l’échange au sein de l’Église catholique … ?

Leur échange dura quelques heures, de neuf heures du matin jusqu’à plus de midi sous une chaleur caniculaire, écrasante qui découragerait une conversation sur oncle Picsou. 

Sœur Io. était fine, libre aussi, rapide en décryptage. Elle apprit avec elle qu’une fois par an, se tenait au Vatican une immense table ronde, toutes thématiques, entre êtres du monde intérieur et du monde extérieur et Sœur Io. accepta l’humour de son interlocutrice qui trouva dans cette démarche une intelligence pratique de la chrétienté pour mettre en place un marketing d’existence et peut-être de recrutement en période de marasme religieux.

Elle rétorqua avec sérieux que cela relevait du message et que, par exemple, ces débats - entre autres, nombreux - tablaient sur la question de l’homosexualité et tentaient de trouver des solutions et ce, alors même, que le mariage gay n’était pas admis, du moins pas encore. C’était la Scribe qui avait avancé la question de l’homosexualité et à Sœur Io. d’en parler sans détour, dans un esprit de tolérance.

Pour la Scribe, la question religieuse était au centre de sa réflexion. Elle étudiait les religions, les comparait, exerçait un esprit critique virulent à l’égard des dogmes et notait, au passage, un up-dating remarquable, au sens premier de l’adjectif, de l’église chrétienne. Évidemment, elle avait des explications à cela, sans merci et insolentes de rationalisme exacerbé, mais ralentissait quelquefois par respect pour son interlocutrice et pour éviter d’être outrancière. 

Le comparatif entre les dogmes laissait, assez aisément, voir l’avancée de la démarche chrétienne sur ses deux sœurs. Quel qu’en soit le motif. Admettre l’autre, avec ses différences, que ce soit par réel esprit de tolérance ou pour se maintenir existentiellement. 

L’échange prit de nombreuses ramifications. Il se fit aussi dans l’humour, la répartie prompte, des deux parties. Sœur Io. était dotée d’un esprit réceptif, ouvert et tolérant, sans faillir à ses vœux et à son sacerdoce*.

 

-    Pardonnez-moi ma Sœur, pourriez-vous un jour tomber amoureuse d’un homme ?

 

-      C’est possible, répondit-elle dans le calme dont elle ne s’était pas un seul instant départi. On n’est jamais dans la fermeture définitive et dans la négation complète de ce genre de choses. Nous sommes des humains. Après, si cela venait à se produire, ce serait une forme d’amour platonique. Cela dit, nous avons vu des religieux quitter l’église à un moment donné, à cinquante ou à soixante ans. C’est arrivé.

 

Et cela continua. Trois heures d’échanges, de réflexions, de curiosité ecclésiastique, de comparatifs, d’histoire, de rappel de l’Inquisition et des débordements plus récents de cette conclave qui s’appelle l’Église et où se meuvent des êtres de dons de soi et de pureté, quelques-uns, un peu plus, peut-être, Sœur Io. de toute évidence.

Par désir de tendre la main, d’envisager une vie sans diktats sociaux, par besoin d’un cocon qui n’est pas sans rappeler le liquide amniotique et, plus tard, le giron de la mère. 

Nous avons tous nos histoires, nos mobiles, nos arrêtés moraux et libertaires, nous avons nos choix et notre être profond et dans tout cela, ce qui prévaut est la vérité que l’on met dans nos entreprises et dans notre réflexion. 

 

La Scribe partait du petit pain au lait et à la barre chocolatée. Sœur Io. connut le vide et l’absence des êtres chers. Peut-être que la colère de la première, son rejet du transcendantal ont-ils pour répondant le calme et la modestie de son interlocutrice … Peut-être.

Ce fut un temps hors temps, dans un lieu de villégiature très à la mode, abreuvé à Instagram. 

Délicieux.



* Sacerdoce est à entendre, ici, au sens figuré et cela même si le contexte général est d'une certaine manière lié au religieux.