lundi 27 janvier 2025

Par les petites rues, 2

 







Quand on est à la rue à 52 ans, que le paysage nous a adoptés, que l’assistance sociale se déculpabilise en mettant du « Monsieur » et du « Madame »  en-voici en voilà, que l’on devient quasi invisible en tant qu’être humain sensible, il y a ou cécité ou définition abusive du mot liberté. Il était largué. 


Par lui-même d’abord et essentiellement, par les autres, tous les autres et par les structures concernées. Surtout par lui-même.


Je fis mine de ne pas le saluer et il me sourit. Je choisis de lui offrir des pommes et des bananes, convaincue que les fruits ont une douceur silencieuse que la plupart des hommes n’ont pas. Et je le lui dis en sortant. Il rit.


Or, un homme qui rit n’est pas mort ni de l’intérieur ni physiquement. 


Évidemment. 


Nous avions le même âge, la cinquantaine. Sa propreté physique m’avait saisie la première fois, cette fois-là aussi. Sans être soigné, il était frais. Pour avoir passé un an de ma vie à travailler sur la psychologie des sdf, j’avais vu dès la première fois qu’un léger coup de pouce, qu’une sollicitude répétée aurait stoppé net sa descente aux enfers. Par les structures sociales, par l’humain, par le discours et le verbe, pour un retour progressif et laborieux vers soi. 


Je lui proposai un café et il acquiesça. Je m’assis sur le rebord de la vitrine, choisit la bienveillance silencieuse et me plongeai mentalement dans mon planning de travail.


 

-              Vous-même êtes légèrement déconnectée, me dit-il.

 

-              Évidemment, répondis-je. Nous le sommes tous à un moment ou à un autre. 


 

Il prit son téléphone et s’y plongea. Je finis mon café, restai là un bon quart d’heure à travailler mentalement et pris congé. Nous résistions tous les deux à l’appât du mot, chacun à sa manière surjouée, dans un objectif sien.


Il n’y a aucune liberté à dormir par terre, dans le froid, l’abandon de soi et la mort du verbe. Il y a impuissance, bras cassés et sournoise pathologie, fort glissante. 


Seulement, l’homme est pressé.










samedi 25 janvier 2025

Par les petites rues

 

Non, le bonheur n'est pas un luxe







Il était étendu par terre devant la supérette de la rue Geoffroy-Marie. Derrière lui, tout le long du rebord de la vitrine, s’entassaient des provisions, des paquets, des bouteilles, du linge roulé, du Sopalin … Il tenait sa cigarette entre l’annulaire et l’auriculaire, exactement comme la veille et semblait absorbé par son téléphone. Il avait des cheveux gris assez longs et une barbe épaisse.

Malgré son air négligé, il ne paraissait pas sale. Le sol l’était, les provisions en file derrière, l’eau des récentes pluies qui coulait doucement vers le caniveau, l’ensemble dégageait un air de désolation humaine et sociale. Lui était indifférent et il regardait son téléphone, peut-être lisait-il …

 

-     Vous me regardez comme ça, je n’ai pas toujours été un sdf, vous savez, me dit-il, à brûle-pourpoint. 

 

-   Je vous regarde en me demandant ce que je pourrai vous prendre de la supérette, répondis-je, très sérieusement.

 

Et c’était vrai. En une fraction de seconde, je vis le tout : l’homme, ses provisions, sa situation … Je vis aussi que certains clients mettaient une course ou deux et repartaient.

 

-       Deux ou trois bananes, si vous voulez.

 

Ce que je fis, mais je décidai aussi d’échanger quelques mots avec lui. 

 

-       Il fait très froid pour dormir dans la rue et vous avez refusé l’aide sociale ?

 

-       Je vais aux douches tous les jours. C’est tout ce dont j’ai besoin.

 

Il me regardait assez vaguement avec un air de vouloir se frayer un chemin dans mes pensées secrètes. 

 

-       Peut-être vous faudrait-il, temporairement, un centre d’hébergement.

 

-     Je ne sais pas. Nous sommes des milliers sur les trottoirs, dans les sous-sols, les bouches d’aération … à contourner les barrières anti sans-abris. C’est notre destin.

 

-       Votre destin ?

 

-       À croire, oui.

 

-       Changez-le.

 

Il éclata de rire et posa son téléphone à côté des provisions.

 

-     Si c’est le prix des bananes, prière de les reprendre. Pas de leçons s’il vous plait. Changer son destin, dites-vous ! Comme si c’était facile. J’ai cinquante-deux ans, je suis à la rue depuis près de deux ans et j’ai tout perdu. Comment voulez-vous que je me reprenne ? 

 

-     J’ai juste voulu vous exprimer ma solidarité et vous rappeler qu’il est toujours possible de se relever. Et puis, vous êtes jeune, ajoutai-je.

 

-     Je ne suis plus rien. J’avais peur du confort et du bonheur et j’ai quitté mon emploi et ma femme. Je me sentais en laisse et cela je ne le supportais pas. À trente ans, j’étais heureux, amoureux, volontaire, déterminé … J’étais debout du matin au soir et puis, un jour, j’ai trouvé que je ressemblais à un chien penaud et docile. Alors, j’ai tout cassé, fort laborieusement. Et me voilà ici à devoir accepter vos bananes.

 

-    Peu importe les bananes. Je les reprendrai si vous voulez. Il s’agit de vous plutôt. Relevez-vous. Acceptez un centre d’hébergement provisoire et voyez après. D’abord un job.

 

-       Vous n’êtes pas d’ici vous, n’est-ce pas ?

 

-       Peu importe.

 

-    Les sdf font partie du paysage, vous savez. Comment me relever ? Pour qui vais-je travailler ? À qui parlerai-je ? Comment faire taire ces démons qui me font tomber les bras, plier les genoux, qui assiègent ma tête ?

 

-     Par l’activité. Progressivement. Vous n’êtes pas mort. La preuve, vous allez aux douches tous les jours. Ce n’est pas pour demain le bonheur, mais la vie, oui. C’est possible. 

 







Je soutins son regard, assez longtemps. Il finit par reprendre son téléphone, me dit au revoir et y plongea. Il faisait mine en réalité. 

 

-       Vous avez besoin de mots. Au revoir, lui dis-je.

 

A suivre