jeudi 1 mai 2014

L'Assermenté


Am Si El Amin.

Il était emmitouflé dans son burnous, au coin du grand salon, parlait peu et en réalité opinait de la tête ou grimaçait en grinçant de la mâchoire. Il  était dans un de ses mauvais jours et il valait mieux le laisser en paix jusqu’à ce que cela passe. En paix ? En ruminations plutôt.

Est-ce de son passé de fils, d’homme, de père ? Un terrain sur lequel nul ne s’aventurait si ce n’était lui-même, les jours heureux.

De son passé d’homme et ce n’était qu’elle. La plus grande de ses sœurs, effilée et gracieuse et pourtant l’époque était aux grasses. De grands yeux verts veloutés et ensorcelants bien qu’elle soit très sérieuse et peu expansive. Elle-même l’aima en silence même si, celui qui lui fut destiné, la combla de soieries et de contrées lointaines. Rien n’y fit, que deux enfants et une sensualité vite refoulée. On ne peut aimer un homme qui, tous les jours de la vie, se levait de lui-même à trois heures du matin, promptement, pour aller amasser de la fortune. L’histoire de toute une région d’oliveraies.

Il ruminait loin, très loin. A qui la faute si cela ne fut pas possible ? A sa tante ? A la parenté ? A la fortune ? A lui-même, quand il soupesa l’ampleur de l’implication ? Parce qu’aimer c’est s’aimer ?
Et quand on viendrait à trop donner de soi, de surcroît sur la durée et maintenir l’effort, et bien … le prix est assez élevé.

Il faut dire que la tante s’en vexa à vie. Elle mit cinq filles au monde – certes très belles - et deux fils beaux, forts et sûrs. Mais, cela fut un début de vie pénible et beaucoup de peur. Et la belle-sœur qui la sortit sans ménagement aucun, elle qui mit au monde dix fils peut-être et une fille unique : « Ses expulsions à Lé Kébira sont féminines ! » un ton aigre-doux et un sourire narquois.

Et elle fut dite et entendue, fit mal mais surtout mit en colère : « Aucune de mes filles ne partagera sa couche avec "ses fils" ». Ce fut dit et appliqué et les relations familiales recèlent, quelque part, toujours, de cette guerre des utérus, quatre générations après.
Et pourtant, lui, est un cousin au second degré, par conséquent peu impliqué. Mais le courroux de la Mère, son rejet définitif concerna toute la famille paternelle dût-elle accorder les mains de ses filles à des « étrangers ».

Une deuxième injustice – bien que … - après celle d’un père qu’il ne connut jamais et qui l’eut à plus de soixante-quinze ans comme il aimait à le raconter en riant les jours de soleil.

Il n’y était pour rien. Un coup des autres, et le lui dit hier, entre autres. Il se pencha sur elle, la maison grouillait d’invités, elle était alitée dans un petit salon contigu, elle voyait peu depuis quelques années, le diabète familial et la perte d’un regard célèbre en raison d’épaisses lunettes atroces et haïes.

- « Vous restez pour moi, Lé Ess, élégante et effilée, belle comme personne. Je vous vois encore comme hier, comme si rien n’avait changé et là que je vous parle – et il porta sa main à sa poitrine – j’ai encore le même bonheur ».
Et pour lui asséner un dernier coup, il caressa ses cheveux fins ou le peu qui en restait. Elle en pleura, doucement. Des mots forts, inespérés, cruels parce qu’ils sonnent le glas de toute une vie.

On ne fait pas cela à une dame qui fut splendide, qui perdit la vue ou presque et qui n’eut sa vie conjugale durant que quelques brefs instants de plaisir - de plaisir ? Peut-être. - qu’elle ne sut pas apprécier parce que silencieux, rapides, inexpliqués et tus. Parce que la vie et l’amour sont surtout une affaire de rythme, d’écoute de l’autre et d’harmonie.

Peut-être qu’Ils le comprendront mieux aujourd’hui parce qu’il fait partie de ceux-là qui n’eurent pas le bonheur de se fondre dans les bras de l’être aimé.

( A suivre. )